“Je n’avais aucune envie de sensationnalisme, car il m’arrive quelque chose qui arrive à d’innombrables femmes”

“Je n’avais aucune envie de sensationnalisme, car il m’arrive quelque chose qui arrive à d’innombrables femmes”
“Je n’avais aucune envie de sensationnalisme, car il m’arrive quelque chose qui arrive à d’innombrables femmes”

En lisant la vie d’enfance d’Agnès Jaoui, on a l’impression de mieux comprendre son travail d’auteure. Les morceaux qu’on a adoré d’elle, ses films, ce ton aussi qui est le sien, affirmé et chantant à la fois au téléphone, pendant qu’on l’interviewe. Nous sommes avec elle dans la cour de récréation de l’école primaire et nous essayons d’éviter les railleries. Nous traversons, à toute vitesse avec elle, le Jardin des Plantes, car nous avons peur des exhibitionnistes. Elle nous emmène dans le kibboutz de ses étés d’enfance, mais on sent qu’en nous racontant ce qu’elle y vit, elle a presque peur de nous faire du mal. Parmi les mille doux souvenirs qui l’ont façonnée, Agnès Jaoui nous raconte une maltraitance. Celui dont elle a été victime.

Quel était pour vous le besoin ou l’urgence d’écrire ce livre ?

Il y a plusieurs circonstances. Dans le désordre, le fait que Jean-Pierre [Bacri NdlR] n’étant plus là, je ne savais pas si j’allais réussir à écrire un autre film, si j’en avais même l’envie. Je ne savais pas avec qui d’autre écrire. L’autre raison, c’est que j’avais envie de faire quelque chose avec mon amie d’enfance et artiste que j’admire, Cécile Partouche. Cela a toujours été le cas avec Jean-Pierre : le travail prend tellement de -, quand on peut le faire avec des amis, des amours, c’est d’autant plus merveilleux. Finalement, le - a passé et j’ai trouvé du plaisir à me souvenir.

On lira la critique de « La taille de nos seins », de notre confrère Jacques Besnard.

Quand vous lisez ce livre, vous réalisez que vous tenez un journal. Avez-vous déjà utilisé le contenu de votre journal pour écrire des pièces de théâtre ou des films ?

Ce qui est curieux, c’est que ce livre s’arrête à l’âge où commence mon journal. le livre va de l’âge de 7 ans à l’âge de 11 ans et j’ai écrit mon journal depuis l’âge de 11 ans. Je n’utilise pas mon journal pour écrire, ça n’a jamais fonctionné comme ça. C’est là, tout près, et j’écris ce que j’ai besoin d’écrire, par besoin de laisser une trace et de réfléchir à ce qui m’arrive.

Nous commençons par la fin de La taille de nos seins : tu écris cette phrase, dans laquelle tu parles de cette obsession de tes seins naissants. Et même si je ne sais pas trop comment terminer ce livre, je me dis que ce n’est peut-être pas un hasard si mon premier texte sans [Jean-Pierre Bacri, NdlR] porte sur elle ». Jusque-là, avait-il été impossible d’écrire sur cette entrée dans le monde des adultes bien trop violente pour la petite fille que vous étiez ?

Oui, et cela reste compliqué. Je m’interrogeais là-dessus, hier, dans mon journal, sur l’impudeur de ces aveux, de toutes ces femmes qui disent, dans cette période un peu vertigineuse que nous traversons, qui ont besoin de le dire, [L’abus, NdlR]. Qu’est-ce que cela implique ? Quant à moi, je ne voulais pas en parler. Je n’ai toujours pas envie d’en parler, mais quand j’entends des choses sur le contrôle, les abus, j’ai envie de donner mon point de vue. Savez-vous qu’il y a des femmes qui porteront plainte à 80 ans, sachant qu’il n’y aura plus de procès ? Mais ils veulent témoigner.

En tout cas, je n’avais aucune envie de sensationnalisme, d’abord parce qu’il m’arrive quelque chose qui arrive à d’innombrables femmes, et aux jeunes garçons aussi d’ailleurs… Mais voilà, je ne suis pas tout à fait clair avec tout ça.

Vous écrivez, à propos de votre départ pour Paris, quand vous aviez 7 ans : «Je pleurais, probablement parce que je n’ai jamais rien laissé« . Êtes-vous du genre sentimental ?

Alors là, complètement. Tout d’abord, chez les Jaouis, on pleure beaucoup : mon père pleure, mon grand-père pleurait, ma tante Nadine pleure : on pleure facilement. Je pense que c’est très bien de pleurer, c’est une chance de pouvoir pleurer, il y a ce livre d’Irvin Yalom, remarquable, Nietzsche s’écria : Je le recommande à tout le monde. Les gens qui n’ont pas accès à leurs larmes doivent beaucoup souffrir, ce n’est pas bien de les garder. Mais bon, bon, il y a quand même des diplômes, et on fait partie des « lacrymaux », enfin les lacrymaux, je veux dire…

Toujours ce besoin, est-ce que tu écriscréer des castes et des hiérarchies, et encore faut-il y croire« . Une phrase qui m’inspire une question naïve : vous qui appartenez désormais à la caste des « gens qui réussissent », que se passe-t-il dans cette caste ? Et, en tant que personne célèbre, avez-vous le droit de tout demander ?

(Ggros rires) Il y a des privilèges et, en plus, on voit bien que, dans la chasse aux stars qu’il y a en ce moment, il y a cette haine des privilèges que la célébrité vous accorde. Même si, en même -, tout le monde aimerait en faire partie, notamment avec les réseaux sociaux, car si j’ai bien compris, ils permettent d’y accéder… Je dis ça parce qu’on me dit régulièrement : «mais tu ne sais pas qu’elle est vraiment célèbre» et je dois admettre que non, je ne sais pas si elle est célèbre.

Bref, il y a une réalité : on obtient parfois plus facilement une table de restaurant, mais cela n’empêche pas de croiser plein de gens qui ne vous connaissent pas. C’est un drôle de contraste, car la célébrité peut parfois donner l’illusion d’avoir un certain pouvoir, puis, la plupart du -, pas du tout.

Si je pense à mon enfance, je pense que ma mère n’a jamais pris de décision importante lorsqu’elle était avec mon père jusqu’à ce qu’elle en prenne une, celle de le quitter.« . Dans ce livre, on a l’impression que vous êtes un peu moins verbeux sur votre mère que sur votre père. Votre mère était-elle féministe ?

Elle était extrêmement féministe, surtout à partir du moment où elle a commencé à prendre ses distances avec mon père. Quand j’avais 21 ans, j’ai commencé à m’intéresser aux livres écrits par des femmes, notamment Doris Lessing et son Carnet d’or. J’ai des souvenirs de ma mère qui le consultait : elle le lisait comme la Bible. J’étais donc heureux de le lire aussi, une fois devenu adulte. Dans sa copie, des passages sont soulignés et, en marge, «Hubert !!!», avec des points d’exclamation – qui n’est autre que le prénom de mon père – lorsqu’il s’agissait de décrire un comportement masculin. Il y avait une haine des hommes, et pas une seule non plus pour la compenser. l’autre !

Bien sûr, j’étais déjà féministe. Je voulais exister par moi-même, au fond, je voulais m’ouvrir…, mais je n’étais pas du tout d’accord avec cette vision des hommes […] Je ne le suis toujours pas.

Agnès Jaoui : “Je pense qu’il y a des fous qui sont carrément président de la République”

Vous racontez cette anecdote où, quand vous étiez très jeune, vos parents se moquaient de vous parce que vous aimiez « Lundi au soleil » de Claude François. Vous ajoutez : «c’est celui qui critique le premier, qui domine. Et affiner son goût pour un art méprisé demande un grand courage et une solide confiance en soi.« . Lorsque vous écrivez cette phrase, elle fait écho à ce que vous vouliez proposer dans Le goût des autres(en 2000, NDLR) ce film qui, à l’époque, avait été une sacrée attaque contre ce qui est censé être beau ou laid ?

Bien sûr ! Et je continue d’observer les modes et les dégoûts avec autant de critiques et de sourires, parce que bon, c’est pas si grave… Bon, c’est pas grave quand on n’efface pas les gens, bien sûr. Mais écoutez, quand on étudie l’histoire de l’art, c’est insupportable de voir à quel point les femmes artistes sont reléguées je ne sais où. Pour quoi ? Parce qu’il n’y a pas de femmes artistes ? Parce que c’est écrit par des hommes ! Mais pas seulement, il y a des femmes qui ont intériorisé la misogynie.

Edith Wharton, on la reconsidère aujourd’hui, mais il y a toujours quelqu’un qui dit : «Henry James a dit qu’elle était ceci ou cela« . le talent doit-il passer par le prisme d’un grand écrivain qui en fait l’éloge ? Vraiment? Mais qui décide que Berthe Morisot est moins bonne qu’Edouard Manet ?

Je viens de terminer un film de Sophie Filière, Ma vie, mon visage, et j’ai eu la surprise de découvrir qu’il n’avait jamais été sélectionné à Cannes alors qu’il est très apprécié dans le monde du cinéma. À l’époque, qui a décidé que Benoît Jacquot était un meilleur cinéaste que Sophie Filière ? Bon là je reviens au genre, mais ça peut être en dehors du genre. Il y a toujours des gens qui aiment décider ça, oui, »c’est une super musique” ou “bonne cuisine« . Et quand on commence à dire : «ce n’est pas bon», on se sent un peu bête si on s’aime bien, car les critiques sont plus fortes !

Dans vos œuvres, cherchez-vous à laisser une leçon, une morale ou une méthode ?

C’est plutôt un point de vue que j’ai besoin d’exprimer ou une morale, au sens de la fable. Ce qui me plaît par dessus tout, c’est ce que vous venez de décrire, et qui me fait très plaisir, sur Le goût des autresc’est un film qui fait se remettre en question, car on a tous tendance à très bien savoir critiquer, et à avoir moins ce regard sur soi-même. C’est ce qui m’intéresse. Sortons du film ou de la lecture en nous disant : Peut-être que j’avais tort« .

Diriez-vous que vous êtes un « solutionniste » ?

Les solutions, tout d’abord, il n’y en a pas qu’une ! J’aime essayer, tant que j’ai la foi, d’être constructif, mais je cherche à donner des modèles de résilience, où, dans nos films, et dans le prochain que je viens d’écrire, j’essaye d’imaginer des personnages qui restent debout dans la tempête des compromis, qui arrivent à se remettre en question, ou qui se rendent compte qu’ils ont été avec la meute, qu’ils n’ont pas pensé par eux-mêmes.

mouette

«Maintenant, je vais vous raccrocher et aller voir mon thérapeute. J’ai trouvé des remèdes à la mélancolie, mais non, ce livre ne m’a pas apaisé.

Ce livre vous a-t-il permis d’apprivoiser ces peurs intérieures dont vous nous parlez ? Tu les as mis dans une boîte ?

Non, ils sont là, je travaille dessus tous les jours. Là, je vais vous raccrocher et aller voir mon thérapeute. J’ai trouvé des remèdes à la mélancolie, mais non, ce livre ne m’a pas apaisé même s’il était assez agréable à écrire. Il y avait une certaine forme de preuve. J’ai adoré ce moment.

⇒ «La taille de nos seins | Agnès Jaoui, illustrations by Cécile Partouche | Grasset, 144 pp., €19, digital €14

 
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