Dès qu’une idole nous quitte, son téléphone sonne. Jean-Marie Périer connaissait toutes les icônes, les vraies, avant que le mot ne soit galvaudé. Cet été, plusieurs d’entre eux sont partis : Alain Delon, Anouk Aimée, Françoise Hardy, qui fut sa compagne au cœur des années 1960. « Quand « Ma Grande » est morte [le 11 juin 2024, ndlr]J’ai reçu vingt-deux appels dans la nuit. Pas question que je me jette à la télé comme tous les mecs qui n’y vont que pour parler d’eux. » Rien ne l’horrifie plus que ces coups de téléphone nocturnes pour lui soutirer larmes et anecdotes en direct. Il préfère lui rendre hommage sur Instagram, avec une photo de son choix et un texte très personnel. «Adieu mon Excellent, je ne t’oublierai jamais», a-t-il écrit en conclusion d’un émouvant témoignage mis en ligne le 21 juin, au lendemain des obsèques de Françoise Hardy.
En 1966, elle apparaît, bien entourée, sur la célèbre « photo du siècle », prise pour le magazine Bonjour les amis. Quarante-six artistes étaient réunis, dont Sheila, Claude François et Johnny Hallyday. A travers la vie de Jean-Marie Périer, c’est toute une époque qui se dessine. Ses plus de 12 000 photos ont construit notre regard sur une époque révolue. Que faire de cette collection ? Comment transmettre ce patrimoine ? Le photographe pense à un autre avenir pour ses clichés emblématiques des années 1960-1990, endormis dans un débarras à Honfleur. Le - où il passait ses nuits autour des enceintes des Rolling Stones est révolu. A 84 ans, les priorités sont ailleurs. Il souhaite quitter l’Aveyron, où il a fui l’agitation de la capitale il y a vingt-cinq ans. Son projet est tout tracé : il veut acheter un appartement parisien pour le transmettre à ses enfants, Lola, Paul et Arthur, quitter son pied-à-terre du XVIe siècle, un arrondissement qu’il déteste, et s’installer dans le Perche. Il entend surtout renflouer ses caisses pour « laisser quelque chose » à ses héritiers. Alors faut-il leur léguer la collection ? Lui faire vivre d’exposition en exposition ? Le vendre ? Il pose des questions avec eux, demande conseil à un avocat. Le voici pris dans des considérations pragmatiques, lui qui a fait toute sa carrière sans se soucier de rien. Ou si peu. « J’ai vécu comme un fou », se réjouit-il, toujours animé par l’énergie de ses extravagances. J’ai dépensé tout l’argent et pris mes photos le plus rapidement possible. Cliquez sur Kodak. Ce qui comptait vraiment, c’était le rire. »
À ses débuts, les célébrités avaient le même âge que lui. C’étaient ses amis, ses complices, ses intimes. Prendre la pose était une formalité. Jour et nuit, il vivait avec eux dans la démesure et la réussite, « comme des enfants ». Le - a passé et Jean-Marie Périer ne supporte plus l’étiquette de « photographe yéyés » : « J’ai presque 85 ans et on ne me parle que de ce que j’ai fait il y a soixante ans », déplore-t-il. -il. Rare soupir de lassitude. Il avoue être « épuisé » à force d’être sans cesse renvoyé à ses heures de gloire. Il cultive cependant avec enthousiasme une forme de retard, notamment en jouant la carte de la provocation. Sous ses airs de dandy, il clame son admiration pour les « voyous, fous mais élégants » que furent Serge Gainsbourg et Alain Delon. Leur plus grande qualité ? « Ils faisaient ce qu’ils voulaient, c’est le summum de la vie. » Comme eux, il avoue volontiers avoir « beaucoup pygmalionné ». Peu importe la tension que ces propos peuvent générer aujourd’hui, postez #MeToo. Il en profite, conscient de son effet : « Je vais bientôt craquer, je ne vais pas changer de sitôt. Je m’en fiche de faire attention à tout ce que je dis. »
Dans son impeccable costume bleu électrique, il rit aux éclats en racontant ce jour où Johnny Hallyday conduisait si vite sa Lamborghini qu’ils ont failli tous les deux passer dessus. Cette fois aussi, où Pierre Brasseur s’est saoulé chez Lipp, la célèbre brasserie parisienne, et a tout cassé à sa portée. Il se souvient des soirées à Castel, chez Mathis, à l’Élysée-Matignon ou au Club Saint-Germain, où têtes couronnées côtoyaient chanteurs et hommes d’affaires peu recommandables. Entre deux gorgées de jus de carotte-gingembre, il se souvient de ce personnage qu’il était et à qui la chance souriait toujours, au gré des rencontres. Il raconte son histoire et, à travers elle, l’époque.
Avant de vivre la belle vie qu’on lui connaît, il a dû surmonter le choc de ses 16 ans. En 1956, Jean-Marie Périer quitte le système scolaire sans même un certificat d’études en poche. Sa passion ? La musique. Il joue et compose du matin au soir, convaincu de n’avoir rien à envier à Michel Legrand. Un soir, une amante de sa mère, Jacqueline Porel, lui apprend que son père biologique est Henri Salvador. Il ne prononcera plus jamais le nom du musicien. Il le qualifie à peine de « géniteur ». Le lendemain, il tombe sur une affiche d’un concert d’Henri Salvador à l’Alhambra et s’installe. Dans la pièce, le garçon se recroqueville sur sa chaise. Le public est conquis. Les gens aiment cet homme qui l’a abandonné. Il l’avoue volontiers : « C’est la seule bonne chose que je peux vous dire de lui : il avait beaucoup de talent. » Dans la foulée, il prend une décision radicale. «Le plus important de ma vie, pas forcément le plus intelligent», précise-t-il d’emblée. La musique est terminée. Il ne touchera plus jamais à un piano, laissant ce plaisir à Paul McCartney ou Michel Berger, lorsqu’ils viendront plus tard en jouer chez lui. «J’ai coupé tout ce qui ressemblait à ce type et j’ai décidé d’adopter mon père, qui m’avait lui-même adopté plus tôt. »
Son père est François Périer, l’homme grâce auquel il a toujours côtoyé les stars et baigné dans un monde d’adultes. Louis Jouvet et Sacha Guitry étaient des habitués de l’hôtel particulier où il a passé une enfance privilégiée, à Neuilly. Enfant, il se moquait des blagues de Jacqueline Maillan et de Jean Poiret. Il déteste les théâtres qui « sentent le vieux » mais adore se faire chouchouter par des « actrices maquillées » qui lui soulignent à quel point il est mignon, en coulisses. Depuis la scène, son père lui fait un clin d’œil. Alors, quand son fils lui a annoncé qu’il arrêtait la musique, tout naturellement, il l’a emmené en shooting. Direction l’Italie, où il tourne Les nuits de Cabiria pour Federico Fellini. Le film remporta l’Oscar du meilleur film international en 1958. À Rome, le journaliste et photographe Benno Graziani conseilla à son père : « Il lui dit cette phrase, qu’on ne pouvait prononcer que dans les années 1950 : « Quand tu ne sais pas quoi faire ». faire avec son fils, nous l’avons mis Paris-Match.» » Le plan d’urgence devient la chance de sa vie, puisqu’il y rencontre Daniel Filipacchi.
Il surprend les Beatles
Photographe et chef de presse, ce dernier recherche un assistant pour Jazz Magazine. Ce fut le coup de foudre. Filipacchi devient son « deuxième père ». De son côté, le journaliste a une confiance absolue en ce jeune homme débrouillard, prêt à saisir toutes les opportunités. A seize ans, Jean-Marie Périer en paraît douze tout au plus. Parce que l’apparence n’empêche pas la confiance, il accepte la première mission de Jazz Magazine : le festival de Juan-les-Pins puis, une tournée avec Ella Fitzgerald et Dizzy Gillespie. Il faut alors imaginer ce jeune débutant inconnu se faufilant dans les coulisses pour immortaliser le quotidien des tournées internationales des stars planétaires. «Je suis allé attendre Dizzy sur le tarmac. Ce serait impossible aujourd’hui. » Pour sa première couverture, le jeune photographe n’a pas cherché bien loin : « Dizzy voulait aller nager. Je lui ai juste dit de prendre sa trompette avec lui dans l’eau et j’ai tenu la mienne. » Jean-Marie Périer profite de tout, s’imprègne de chaque conversation dans la voiture, de chaque potin entendu autour d’un verre après un concert. Et puis l’armée l’appelle. Il a été témoin des horreurs commises à Oran pendant plus de deux ans de service militaire. A son retour, Daniel Filipacchi grimpe Bonjour les amis et souhaite embaucher son ancien assistant comme photographe. Il y restera douze ans, de 1962 à 1974.
Il gagne en audace, ne tremble devant aucune célébrité. Comme ce jour de 1964 où il s’est retrouvé face aux Beatles, qui se moquaient gentiment de son anglais approximatif. Pour les impressionner, le photographe a eu l’idée de remettre à chacun d’entre eux une cigarette et un briquet, avant de plonger le studio dans le noir. «Je n’étais même pas sûr d’avoir vu quoi que ce soit sur le film», se félicite-t-il encore. Ils ont été surpris ! » Quand on prête attention à ses photos, il est impossible de ne pas voir la fascination d’un musicien frustré pour les bêtes de scène dont il partageait le quotidien. Il se souvient d’avoir parcouru le sud des États-Unis seul avec Chuck Berry, d’avoir passé huit jours en tournée avec James Brown, d’avoir assisté aux « orgies » à l’arrière du jet privé des Rolling Stones. Et puis il y a Jacques Dutronc. Un de ses hommes et modèles préférés. La preuve en apparaît dans sa photo préférée, datée de 1970 : le chanteur porte des écouteurs branchés sur la gueule d’une daurade morte, étalée là sur une table blanche. « Cette photo n’est que le résultat d’un repas un peu trop arrosé, une blague folle comme seul Jacques pouvait provoquer. » En effet, Jean-Marie Périer a tout abandonné pour Jacques Dutronc. Séparé de Françoise Hardy depuis deux ans, le photographe succombe au charme de sa nouvelle compagne dès qu’elle le lui présente, en 1966. « J’ai tout de suite aimé Dutronc. J’étais persuadé que ce type était fait pour casser l’écran. » Il abandonne la caméra pour la caméra et en fait deux films au succès critique et populaire mitigé. (Antoine and Sébastienet Sale Rêveur).
Pendant ce -, les stars françaises s’américanisent. Johnny Hallyday se rêve en James Dean. Pour Jean-Marie Périer, le rêve américain se réalise au début des années 1980. Pendant dix ans, il gagne des « fortunes » en réalisant des films publicitaires pour de grandes marques aux Etats-Unis. Parfois, il empoche 10 000 $ par jour. Pourtant, joueur et mauvais épargnant, il s’ennuie dès qu’on lui parle business et se lasse du pays du (show)business. Il suffit d’un appel de sa sœur, Anne-Marie, pour le décider à rebrousser chemin. Journaliste au magazine ELLEelle veut qu’il reprenne la photo pour les pages de mode. Ça tombe bien, tous les grands créateurs du moment le connaissent, ses photos sont déjà cultes. Beaucoup d’entre eux sont de la même génération que lui. Ils savent qu’il est fidèle à sa réputation : efficace. Même Karl Lagerfeld, dont on connaît le sens du contrôle et de la distance, était « toujours disponible pour lui » et posait sans broncher. Mais c’est surtout le nom de son rival qui revient dans la bouche du photographe : Yves Saint Laurent. Sa photo la plus célèbre du styliste, datée de 1995, est aussi sa dernière. L’air malicieux, il sort à peine de l’obscurité pour surgir entre deux rideaux rouges de théâtre. Ils se retrouvent quelques années plus tard, au Mathis, un club où se réunissent toutes les élégantes de Paris pour faire la fête. « Il était toujours entouré de monde mais tout, de son look à son attitude, me faisait ressentir son immense solitude. »