Briser le silence, réinventer nos libertés – sur Il y a encore demain de Paola Cortellesi – .

Briser le silence, réinventer nos libertés – sur Il y a encore demain de Paola Cortellesi – .
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Briser le silence, réinventer nos libertés – sur Il y a encore demain par Paola Cortellesi

Par Stéfanie Prezioso

Mise à niveau Barbie au box-office italien et dans sa démarche d’émancipation féminine, Il y a encore demain de Paola Cortellesi dépeint sans un mot le cycle infernal de violence que Delia subit de la part d’Ivano, son mari et bourreau. Une plongée dans les méandres d’une Rome en noir et blanc, où chaque coin de rue, chaque ombre, raconte l’histoire d’une femme en quête de liberté, bravant un destin écrit par d’autres.

Delia danse, marionnette disjointe entre les mains de son mari, Ivano, qui la fait tourner, la jette en l’air, l’attrape, la tire par les cheveux, la retourne sur un de ses bras, la rejette contre le mur, la gifle, la reprend, l’étrangle. Deux corps en mouvement s’écartent, se rapprochent, se bousculent au rythme de « Nessuno » [Personne], une chanson de Mina, célèbre dans les années 1960, ici dépouillée. Juste une base de basse, celle de l’homme qui donne le ton de la scène et la voix, celle de la femme, semblant mimer la folie : « Personne, je le jure, personne, pas même le destin, ne peut nous séparer, car cet amour sera illuminé d’éternité, d’éternité, d’éternité.

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Une scène insupportable, sans cris, sans effusion de sang. Sublimation de la cruauté dont souffre Délia et dont elle s’abstient quotidiennement. Corporalisation du rythme, pulsation syncopée de la vie d’une mère en contravention des coups que lui inflige son mari, « dans un temps circulaire, où les bleus et les blessures apparaissent et disparaissent, se répètent, se chevauchent, guérissent et saignent à nouveau, où la violence n’est pas une fait unique mais un leitmotiv[1]. »

Discrimination et oppression des femmes, hier, aujourd’hui

Le film de Paola Cortellesi, réalisatrice, actrice principale et co-auteur du scénario, fait l’effet d’une gifle brutale, la même qui frappe Delia, l’héroïne qu’elle incarne, dès la première minute de « Il y a encore demain ». Tourné en noir et blanc, ce petit bijou cinématographique nous plonge dans l’Italie d’après-guerre, une Rome toujours occupée par les troupes alliées mais à date indéterminée jusqu’à la dernière scène (alerte spoiler). L’action se déroule dans les quartiers populaires de la capitale où l’on suit la vie de Delia, mère de trois enfants, deux petits garçons et une fille adolescente prénommée Marcella. Paola Cortellesi nous montre avec beaucoup de finesse les conditions de vie et de travail imposées aux femmes. Delia exerce de multiples métiers (réparatrice de parapluies, blanchisseuse, couturière, aide-ménagère) pour lesquels elle est sous-payée, « parce qu’elle est une femme », tout en s’occupant du foyer familial et de son mari violent (joué par un surprenant Valerio Mastandrea) et de son mari. père, aux mains vagabondes, qu’elle lave et nourrit.

Avec un fort clin d’œil au néoréalisme, le film alterne drame et comédie. La chanson y joue un rôle essentiel. C’est d’abord un déclencheur de rire ; c’est à elle que Paola Cortellesi délègue l’ironie de la situation des femmes, des femmes en cage dans une Italie sortant de la guerre et du fascisme et désireuse de changement. Une aspiration incarnée par la jeune Marcella, pour l’avenir de laquelle Delia est prête à tous les sacrifices, mais qui est en colère contre la soumission de sa mère : « Plutôt que de finir comme toi, je préfère mourir », lui dit-elle. . Mais c’est aussi par la musique que le réalisateur entend nous rendre sensibles à la continuité de l’oppression subie par les femmes de la Péninsule, et d’ailleurs, en faisant entrer des sonorités très contemporaines, celles de Fabio, dans un film en noir et blanc. Concato, de Lucio Dalla ou John Spencer Blues Explosion.

Paola Cortellesi nous parle des discriminations subies par les femmes dans une société patriarcale et sexiste où la violence, physique et verbale, est un rituel accompagné de l’injonction au silence tant dans l’espace public que dans la sphère privée. La figure de Delia symbolise une ségrégation sexuelle subie par l’écrasante majorité des femmes en termes de salaire, de statut, de position dans la société, mais aussi d’organisation spatiale, y compris à la table familiale à laquelle elle n’est pas présente. Accueillir. Expropriée de son pauvre petit appartement en sous-sol, Delia est aussi expropriée de son corps (« quand tu partiras, dit Ivano à sa fille, il n’y aura plus de femmes dans cette maison »). Elle est prisonnière d’un gardien tyrannique, et son amie Marisa la prévient : son mari finira par la tuer.

Traversez les rues libres de toute violence

« Les rues que traversent les femmes sont celles qui sont exemptes de toute violence » : le slogan de l’organisation féministe italienne « Non una di meno » [pas une de moins] semble résonner dans la démarche rapide et assurée de Delia qui parcourt la ville chaque jour pour ses différents travaux. De femme apparemment soumise dans la sphère familiale, elle devient volontaire. Elle défie l’autorité de son mari, notamment en s’arrêtant au garage de son amour d’enfance, un homme gentil et timide, qui va bientôt partir chercher un travail dans le nord de la Péninsule et l’invite du regard à l’accompagner. Mais elle défie aussi et surtout les conventions avec son amie Marisa avec qui elle fume, rit et prend un café au bar qu’elle sucre abondamment sous le regard désapprobateur du barman.

Marisa, interprétée magistralement par Emanuela Fanelli, est l’amie du cœur, celle à qui Delia se confie. Une femme forte qui souffre cependant de l’absence d’enfants dans sa vie, ce qui la place paradoxalement dans une meilleure position que celle de Delia. Toutes les femmes qui apparaissent dans ce film sont importantes, quel que soit leur rôle : des lavandières aux voisines avec lesquelles la fille de Delia va s’asseoir en attendant la fin d’une nouvelle scène de violence dans la maison familiale. Mais c’est sans doute Marcella interprétée par une éblouissante Romana Maggiora Vergano qui est la figure clé, le catalyseur de l’émancipation de Delia. C’est pour elle que Délia retire à son mari une partie des sommes qu’elle gagne ; pour cet avenir radieux qu’elle souhaite à sa fille, d’abord dans le cadre imposé par la société italienne : un bon mariage avec le fils d’une famille petite-bourgeoise, propriétaire d’un café, enrichi de ses échanges avec les nazis pendant les neuf mois d’occupation sanglante de la capitale.

Au-delà de la colère de Marcella contre sa mère, la réalisatrice tisse le lien mère-fille à travers les regards qu’elles échangent : celui de Marcella, mélange de peur, de compassion et d’exaspération, un regard obsessionnel dans lequel elle imprime la violence subie par sa mère, et celui de Delia , tendre et dure parfois mais dans laquelle plane l’espoir d’un avenir meilleur pour sa fille en faveur duquel elle sait vaguement qu’elle doit jouer un rôle primordial ; sa soumission n’est-elle pas la programmation de la soumission de Marcella ? Sa propre libération n’est-elle pas la condition de l’émancipation de sa fille ?

Autonomisation

Et soudain, explosion : le café de la future belle-famille de Marcella brûle sous le regard complice de Delia et William, un jeune GI afro-américain, témoin des marques laissées sur son corps par les coups d’Ivano. Elle l’a rencontré par hasard lors de ses tribulations à Rome. Un homme opprimé aussi, perdu dans la ville éternelle dont il ne parle pas la langue, qui a perdu le seul lien qui le liait à sa lointaine famille aux USA, une photo que Delia découvre par terre dans la boue et qu’elle lui rend. ça à lui. William veut l’aider à sortir de l’enfer. Leurs différentes rencontres se déroulent comme dans un rêve, culminant dans la scène surréaliste de l’explosion du café pour empêcher le mariage de Marcella avec celui qui s’avère finalement n’être qu’une variante d’Ivano.

Delia se rebelle contre les commandements d’une société patriarcale et sexiste qui s’apprête elle aussi à écraser sa fille. La réalisatrice confie l’autonomisation de son héroïne à une lettre, la première qu’elle reçoit. Délia la lit, la cache, la froisse, la jette, la reprend, la relit, la perd… une lettre dont la réalisatrice nous laisse penser qu’elle vient de l’autre homme, du bon, du mécanicien, de son amour de jeunesse. Mais ne serait-ce pas très limité si c’était juste cela ?

Dans un tourbillon, les dernières minutes du film nous révèlent le sens de cette enveloppe, d’un bulletin de vote, et de cette histoire, une histoire de lutte pour l’émancipation. Non seulement celle de Delia mais celle de toutes les femmes, réunies pour la première fois dans l’espace public le 2 juin 1946, pour faire entendre leur voix après vingt ans de fascisme. A cette date, l’Italie choisit la république contre la monarchie qui avait étroitement collaboré avec le fascisme. Pas n’importe quelle échéance électorale donc, mais le vote qui reflète les acquis de plusieurs années de résistance armée au fascisme à laquelle ont pris part les femmes.

Il serait donc erroné, comme l’ont fait certains critiques, de croire que Paola Cortellesi réduit l’émancipation à un bulletin de vote. Car le 2 juin 1946 est le point culminant du combat victorieux d’un mouvement collectif, auquel fait également référence l’explosion du café des collaborateurs. C’est un vote pour un changement de société, qui ouvre la voie à l’Italie républicaine et à l’écriture de la Constitution la plus progressiste de l’après-guerre, objet d’attaques constantes depuis plus de quarante ans de la part des forces qui sont au pouvoir en Italie aujourd’hui.

La dernière scène ressemble à une démonstration de femmes au son de « A bocca chiusa » [la bouche fermée] de Daniele Silvestri, une chorale tardive, faisant un pied de nez au silence imposé aux femmes : « Je chante aujourd’hui parmi les gens/Parce que j’y crois ou peut-être par décence/Que la participation signifie bien sûr la liberté/ Mais c’est aussi une résistance […] pour cette vieille idée que nous sommes tous égaux […] avec seulement cette langue dans la bouche et si tu me coupes la langue aussi, je ne m’arrêterai pas et je chante la bouche fermée […] regardez combien de personnes savent aussi répondre la bouche fermée. » Le pouvoir de ce collectif de femmes qui décident de participer au vote, et qui « même » chantent la bouche fermée, étonne Ivano et lie le destin individuel de Delia à celui des femmes en marche, à celui de Marcella qui regarde pour la première fois pleine de gratitude et d’émotion sa mère qu’elle a libérée et qui la libère en retour.

En Italie, le film a non seulement dépassé les entrées du Barbie (sortis sur les écrans au même moment), mais aussi ceux de l’oscarisé La vie est belle de Roberto Benigni. Ce succès démontre s’il en fallait que Paola Cortellesi réussit à parler à une nouvelle génération d’hommes et de femmes, dans un pays où une femme meurt tous les quatre jours aux mains de son compagnon ou ex-compagnon ; un pays qui n’a légalisé le divorce qu’en 1970 et l’avortement qu’en 1978, une loi qui est aussi bafouée au quotidien par le refus de services entiers de gynécologie de la péninsule de l’appliquer ; un pays qui n’a interdit le « crime d’honneur », ou fémicide légal, qu’en 1981 et qui n’a modifié la qualification du viol qu’en 1996 (il était jusqu’alors associé à un « crime contre la moralité publique) » ; un pays récemment condamné par la Cour européenne des droits de l’homme pour stéréotypes de genre et violences sexuelles ; un pays aujourd’hui gouverné par des forces gouvernementales qui ont refusé de ratifier la Convention d’Istanbul au Parlement européen.

« Faire l’histoire des femmes, c’est lutter contre le grand silence nocturne qui menace toujours de les engloutir » écrivait l’historienne Michelle Perrot.[2]. Le film de Paola Cortellesi constitue une représentation particulièrement réussie de cette lutte permanente où rien n’est jamais acquis, car il y a encore un lendemain. Poétique, émouvante, politique, onirique et surprenante, une magnifique fable moderne à ne pas manquer.

Il y a encore demainde Paola Cortellesi, actuellement en salles.

Stéphanie Prézioso

Historien, professeur à l’Université de Lausanne

 
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