Tous les jeudis, Guy Trudel joue aux quilles. Une activité banale, sauf lorsqu’elle est considérée comme légalement aveugle. Il n’aurait jamais pratiqué cette activité avec autant d’assiduité avant de perdre la vue, il y a un an et demi, à cause d’une maladie rarissime.
Il fait partie de la ligue de quilles créée par l’Association des personnes handicapées visuelles – section Chicoutimi. Chaque semaine, une dizaine de personnes s’y retrouvent.
Des planches sur le fairway aux flèches et quilles à l’autre bout de la salle, il y a tellement de choses à voir et à considérer qu’il est presque impensable de pratiquer ce sport sans y voir clair.
Pour compenser sa déficience visuelle, l’homme de 55 ans exécute avec minutie chacun de ses mouvements. Il se place à une distance précise du boulier, cherche une flèche et la vise.
Guy Trudel joue pour le plaisir et non pour la performance.
Photo : - / Vicky Boutin
Cela fonctionne parfois, mais très souvent, cela ne fonctionne pas. Nous allons essayer de le faire fonctionner
se convainc-il avant de s’enfuir.
Guy s’est même procuré une boule de bowling vert fluo, une couleur pleinement réfléchie. Les autres sont difficiles à voir. Les contrastes sont importants pour moi. Je vois l’obscurité apparaître, je sais que les trous sont là
il explique.
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Le ballon de Guy Trudel a une couleur facilement reconnaissable.
Photo : - / V
Il revient du bout de l’allée plutôt mécontent de sa prestation.
Il y a des gens bien meilleurs que moi, je suis vraiment pourri, avoue-t-il. Je me dis que je finirai par être bon. Au moins une fois par semaine, je sais que je vais faire cette activité. J’ai toujours hâte de me présenter
.
Cécité soudaine et imprévisible
Jusqu’à il y a un peu moins de deux ans, Guy voyait comme presque tout le monde. Tout d’abord, les lumières se sont progressivement éteintes, d’abord dans l’œil gauche, puis huit mois plus tard dans l’œil droit.
Assis devant la télévision, il enlevait sans cesse ses lunettes pour les nettoyer, pensant qu’elles étaient sales, mais ce n’était pas le cas.
Sa compagne, optométriste, a réalisé un examen de la vue à l’automne 2022 pour le rassurer.
Il a vu que mes deux nerfs optiques étaient enflés, j’ai senti sa panique en me demandant ce qui se passait.
résume Guy Trudel.
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L’optométriste Steeve Otis a lui-même détecté le problème de vision de son partenaire.
Photo : - / Vicky Boutin
L’optométriste fait alors face à ce qui s’avérera être l’un des pires cas rencontrés au cours de ses 32 ans de carrière. Ce n’est vraiment pas joli, mais il n’y a pas encore de symptômes. Il n’y a que les signes cliniques qui sont là. La panique m’envahit
se souvient de son partenaire, Steeve Otis.
Dès le premier jour, les deux yeux ont également été endommagés. Va-t-il les perdre en même temps ? Est-ce qu’il va en perdre un ? Mais il était peu probable qu’il ne perde pas l’autre. Quand est-ce que cela arriverait ? Nous ne le savions pas.
Une série de tests a suivi pour établir un diagnostic formel. Le couple et les médecins spécialistes qu’ils rencontrent espèrent trouver la source des symptômes de Guy Trudel pour régler le problème et ainsi lui permettre peut-être de retrouver la vue.
On croise les doigts pour qu’il s’agisse d’une crise
admet M. Otis.
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Une étiquette jaune indique aux passants que le porteur a une basse vision.
Photo : - / Vicky Boutin
Au début, ils pensaient qu’il s’agissait d’une tumeur au cerveau, issue d’une sclérose en plaques. Après, ils me disent non. Cela semble stupide, mais je suis plutôt déçu. Ils ne trouveront jamais ce que j’ai. Vous ne voulez pas avoir ces diagnostics, mais vous voulez au moins savoir ce qui se passe
souligne Guy Trudel.
Le couperet est finalement tombé au bout de plusieurs mois : Guy souffre d’une neuropathie optique ischémique antérieure non artéritique.
Je suis un cas sur 100 000, ce n’était pas prévisible. On ne peut pas guérir.
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Une application montre en partie la vision de Guy Trudel. Il dit qu’il faut encore ajouter un effet de tamis à l’image pour la rendre plus réelle.
Photo : - / Annie-Claude Brisson
C’est un infarctus du nerf optique. Les fibres mourront, ce qui entraînera une perte de vision. Elle touche principalement les hommes. Aucune raison spécifique n’a été trouvée
précise son partenaire.
Aujourd’hui, la vision de Guy Trudel, c’est comme regarder à l’intérieur d’une paille munie d’un filtre. Il ne voit plus les visages, plaisantant en disant que personne ne vieillit avec lui.
L’implication auprès des malvoyants, une bouée de sauvetage
Guy Trudel hésitait à participer aux activités de l’Association des personnes handicapées visuelles. Il a enfin rencontré des gens sympas, plusieurs de son âge, mais surtout qui le comprenaient parfaitement. Il a été pris à son jeu puisqu’aujourd’hui, il est vice-président du district Chicoutimi de l’association.
Cela m’a vraiment sauvé. Au début, vous vous sentez isolé. Nous ne connaissons pas beaucoup de personnes qui perdent la vue.
célèbre le cinquantième anniversaire.
Tant qu’on ne fait rien, au lieu de se plaindre, on va s’impliquer. J’essaie de m’impliquer autant que possible.
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Guy Trudel joue aux quilles avec des personnes également handicapées. Ils sont devenus amis.
Photo : - / Vicky Boutin
Le groupe organise des activités pour briser l’isolement et soutenir ses membres. Ligues de quilles, soupers, visites de musées et même pêche dans le fjord du Saguenay, rien n’est impossible.
Ce n’est pas bien, tu es blessé, tu es en colère, tu es bouleversé par ta situation. Nous sommes là pour vous soutenir. Vous pouvez me parler et je comprendrai votre situation. Et je vais même vous donner quelques conseils.
Il ne le cache pas : parfois, il serait bien plus simple de rester à la maison.
Tout le monde est différent, mais nous avons tous la même chose : un problème de vision. Nous avons décidé que nous continuerions à vivre, que nous ferions quelque chose de notre vie.
L’apport de la technologie
Guy Trudel adorait son métier de directeur de l’éducation et des ventes pour un fabricant de produits de coiffure. Il a parcouru les routes du Québec pour enseigner lors de conférences en coiffure, en plus de diriger une équipe de techniciens.
Avec une absence presque totale de vision, il doit s’occuper autrement. Il y parvient, confirmant même qu’il ne s’ennuie pas. Son smartphone, ses podcasts et ses livres audio l’aident à mener à bien son quotidien.
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Guy Trudel utilise sa tablette électronique, entre autres, pour écouter des balados.
Photo : - / Vicky Boutin
Rien ne laisse croire que Guy Trudel ne voit presque plus. Il s’agit toujours de compter, de calculer et de mémoriser. À la maison, personne ne devinerait que je ne vois pas. Mais quand je quitte la maison, c’est une autre affaire
concède-t-il.
Des applications comme Google Maps et Waze l’aident à s’orienter.
Un dispositif sonore fixé sur un verre émet un son pour l’avertir qu’il a fini de le remplir.
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Guy Trudel et sa compagne ont installé des lumières dans le garde-manger pour mieux voir ce qu’il s’y trouve.
Photo : - / Vicky Boutin
Je sais que mon verre est plein à partir de maintenant. Pour la visite, au moins ils savent que j’y ai pas mis le doigt
nous montre-t-il en riant.
Siri est également devenu un allié de taille, au même titre que l’assistante personnelle intelligente Alexa qu’il utilise en cuisine. Guy s’adonne toujours à sa passion, mais d’une manière différente, aidé par ces différents outils technologiques. Un lecteur permet d’identifier les pots à épices présents dans le placard. Mais il reconnaît que l’expression On mange avec les yeux
a la vérité. Il a parfois l’impression que les repas qu’il prépare ne sont plus aussi bons qu’avant.
L’époque dans laquelle nous vivons facilite grandement le quotidien des personnes malvoyantes. L’événement le plus important pour les malvoyants a été l’arrivée des téléphones et des tablettes. Malgré les loupes et les outils, ce sont vraiment les outils qui ont révolutionné la basse vision
corrobore son partenaire.
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Un petit appareil électronique vous permet de savoir si le verre rempli par Guy Trudel est plein ou non, en émettant un signal sonore.
Photo : - / Vicky Boutin
Perdez la vue, mais gagnez autre chose
Les autres sens de Guy Trudel ont remplacé sa vision. C’était ennuyeux
dit-il, mais il finit par s’y habituer. Avec émotion, il peut détecter qu’une personne est bouleversée sans même l’avoir vue.
Malgré tout, il se sent chanceux d’avoir encore toute sa tête, ses deux bras et ses jambes et de pouvoir vaquer à ses occupations, mais d’une manière différente.
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Guy Trudel joue aux quilles une fois par semaine avec des amis qui ont aussi des problèmes de vision.
Photo : - / Vicky Boutin
Sa perte de vision lui a également permis de rencontrer des personnes inattendues.
Il y a des gens avec qui, peut-être ayant retrouvé ma vision, je ne serais même pas ami avec eux. Ne pas voir supprime une barrière. Parce qu’ils ne s’habillent pas comme nous, ils n’ont pas le même rythme de vie que nous. Nous n’allons pas nécessairement vers eux. ¸C’est un peu cliché, c’est l’intérieur qui compte
il admet.
Le partenaire idéal pour cette épreuve
Malgré la gravité de sa déficience visuelle, la vie est toujours belle aux yeux de Guy Trudel. Lui et sa compagne choisissent de vivre le moment présent, tout en laissant place aux projets.
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Guy Trudel et sa compagne partagent de beaux moments de bonheur malgré des problèmes de vision.
Photo : - / Vicky Boutin
J’ai un partenaire formidable, vraiment vraiment, j’ai des enfants formidables, j’ai de la famille, des amis. Tout le monde est extraordinaire autour de moi. Je ne veux pas non plus que quiconque me fuie. Y a-t-il quelque chose de pire que quelqu’un qui est lourd, « Oh misère, oh malheur » et qui se victimise ?
On dit souvent : « Je perdrais la vue, je perdrais la tête, je ne vivrais plus. » Au final, on se rend compte que ça ne s’arrête pas là.
Je voulais garder mon amant. Ce n’est pas un soignant que je veux. C’est un amant que je veux. Être soignant n’est sexy pour aucun de vous. Mettez-moi dans un CHSLD et ça y arrivera emploi Le même. Ce n’est pas non plus ce que je voulais. Mon objectif était de lui causer le moins de problèmes possible. Vous ne voulez pas devenir un fardeau pour les autres.
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Guy Trudel a dû apprendre à redéfinir sa vie maintenant qu’il ne travaille plus.
Photo : - / Vicky Boutin
C’est ce que confirme son partenaire des huit dernières années. Son travail l’a mis en contact avec plusieurs personnes vivant avec une cécité sévère et, pour lui, Guy est sans aucun doute doté d’une grande force.
C’est quand même exceptionnel, c’est une vraie résilience pour moi. […] La vraie résilience, c’est être capable de voir que la vie est encore possible, qu’elle sera différente. On a encore des projets, on va encore planifier des voyages.
À travers les défis de sa nouvelle cécité qu’il est toujours en train d’apprivoiser, Guy Trudel a choisi de célébrer toutes les victoires, même celles des quilles.