Pour le grand public, c’est sorti de nulle part, presque, l’année dernière. Pire, pour le Suisse, il a eu l’audace de menacer la domination de « Unser » Marco Odermatt. Le grand ami de Nidwald explique par ses mots et sa description forte sa quasi-crucifixion, qui lui a fait atteindre le nirvana des sportifs : la zone. Entretien de la rivière.
Quand réalisez-vous que votre monde a changé ? Lorsque vous inaugurez votre propre cabane à Kitzbühel ou lorsque vous êtes invité à Spectacle Super Moscato sur CMR?
Ah c’est bien la télécabine de « Kitz » (il rit). Cela m’a ramené sur terre, dirions-nous. En plus, c’était au retour de mes vacances, avant le début de la préparation physique. J’avais vécu une grosse ruée médiatique avant de faire une pause puis complètement déconnectée. Après, je suis revenu et je me suis dit qu’il fallait commencer une nouvelle saison, me calmer, recréer quelque chose tout en me demandant ce qui n’avait pas fonctionné la saison précédente. Et là, en plein été, je suis allé à Kitzbühel avec mes amis. Il y avait Clément Noël, Johan Clarey, Valentin Giraud Moine, mon agent… Mais aussi ma mère et mon père qui étaient là. C’était un moment incroyable.
C’est dans des moments comme celui-ci que l’on réalise qui se cache derrière le mythe de Kitzbühel. Le ski n’est pas le sport le plus international. Mais tout le monde connaît Kitz. Pour quoi? Qui a créé tout cela ? J’ai pu découvrir tout ce qu’il y avait derrière. Nous y avons été traités comme des rois et c’était juste pour dire merci, c’était magnifique. Il n’y avait pas grand chose de préparé, c’était juste pour nous faire plaisir et célébrer en notre honneur. Nous avons également pu leur dire merci et c’était cool. Nous avons pu discuter et ils ont été très ouverts. C’est ainsi qu’ils ont réussi à créer un tel événement : en étant eux-mêmes. Cela m’a fait prendre conscience de tout cela. Et puis ça m’a aussi permis de voir la piste durant l’été. C’est presque plus impressionnant que l’hiver ! Comme si je m’étais cassé le visage sur le Steilhang. C’est incroyable de passer par là sans skis, on voit les fleurs et tout. Vous pouvez également y jouer au golf et la balle s’en va à 150 mètres, car vous vous êtes trompé de club. C’était très amusant et c’était une bonne façon de revenir sur terre.
Il y a aussi le fait de venir en Suisse donner des interviews à un Français… Autrefois, le moindre « Bleu » aurait été accueilli à coups de fourches à la frontière !
C’est peut-être grâce à la belle bagarre avec Marco Odermatt que j’ai été accepté ici… C’est ce qui a changé beaucoup de choses, je pense. Il y a de plus en plus de demandes d’entretiens et tout ce qui va avec… Mais je prends ça assez naturellement. Je reste qui je suis et ça me fait plaisir de peser un peu plus. C’est aussi pour ça qu’on fait notre sport, hein.
Est-ce pour ça que je pense que tout le monde t’aime ?
Mon côté naturel, je pense… Oui, rester naturel et cette année, je l’ai encore plus réalisé. Mais ce n’est pas toujours facile, quand il y a 650 demandes alors qu’avant, on n’en avait que deux ou trois. Après, on est capable de tout, mais il faut juste être bien préparé. Ça s’est plutôt bien passé, jusqu’à ce que j’en ai trop et puis j’ai un peu explosé. Par contre, comme je savais que j’allais avoir plus de demandes, je me suis préparé à ça pour pouvoir mieux gérer ça. En restant soi-même, vous pouvez déplacer des montagnes sans vous inquiéter.
J’ai l’impression que ça a donné un petit coup de boost au ski en France. Il y a eu Alphand, Killy puis Pinturault… Mais la descente, c’est autre chose. Cela parle au grand public.
C’est vraiment quelque chose dont j’ai pris conscience au cours de la dernière année. La descente, finalement, parle davantage aux gens. Alors qu’avant, quand j’étais un géant, c’était une vraie galère. C’est la discipline de base, mais la descente, avec la prise de risque, est complètement différente. Il ne faut pas comparer car ce n’est pas du tout la même chose. En revanche, pour quelqu’un qui ne connaît pas le ski alpin, il saura quand même ce qu’est Kitzbühel. La descente est une chose que tout le monde ne peut pas faire, comme conduire à 300 milles à l’heure dans les rues d’une ville. Nous sommes pareils, mais à 150 km/h sur neige, avec des sauts de 60 m sur glace, le tout avec des arbres sur les côtés, le long de grands filets. Je pense que c’est ce qui donne ce petit piquant que les gens aiment ajouter à leur vie.
Il y a eu des moments la saison dernière où vous vous sentiez « dans la zone », comme disent certains athlètes ?
Ah c’est drôle, d’habitude c’est moi qui en parle dans les discussions avec les journalistes…
Peut-être parce que je n’ai pas skié depuis un moment. Et pour moi, ce sont surtout des moments que je connais vers deux ou trois heures du matin, après un apéritif.
Ah ben c’est un peu le même flow (rires). Ça coule comme ça. Et on a aussi envie d’y revenir… C’est un état général, pas seulement dans le sport. J’ai dû le ressentir trois fois cette année. Cependant, je n’ai jamais essayé de l’atteindre, mais il est arrivé tout seul. La première fois, c’était lors du deuxième entraînement de Beaver Creek. Puis à la descente depuis Bormio, puis à la deuxième descente depuis Kitzbühel. On pourrait aussi citer le Super-G de Wengen. J’avais fait des erreurs, c’était tendu et je n’étais pas sûr de gagner. Mais à Kitz et Bormio, je le savais. Ce sentiment que rien ne peut nous arriver et que personne ne pourra nous vaincre… Pourtant, à Bormio, cela se résumait à 8 centièmes. Et c’est drôle, parce que je ne suis pas du tout comme ça d’habitude.
Vous êtes sur la ligne d’arrivée, vous voyez du vert à proximité et vous vous dites : « normal » ?
Ouais, j’aurais pu célébrer le franchissement de la ligne, je pense. J’étais tellement dedans. Je savais parfaitement ce qui allait se passer, où j’allais arriver. Donc en fait, c’était facile et je n’avais pas mal. Et puis à la fin de ces manches, je n’étais même pas fatigué. J’ai pu monter dans les tubes à l’arrivée à Kitzbühel pour fêter ça, à Bormio ils auraient pu m’ajouter quelques secondes de course, pas de problème. Alors que, normalement, les entraînements ou les courses que je pouvais faire à la base, ben tu as eu du mal à freiner, tu as chuté. La première chose à faire est « d’ouvrir les parenthèses ». Et là, non, j’avais de l’énergie et je me sentais toujours bien. C’est l’état de « zone » dont parlent de nombreux grands athlètes. C’est difficile d’expliquer ce qu’on ressent dans ces moments-là, parce qu’on n’en est pas vraiment conscient. C’est comme si le corps savait ce qu’il doit faire, qu’il avait constamment une longueur d’avance sur tout. Il y a aussi le champ de vision qui s’élargit. À l’époque, et c’est fou quand on y pense, c’était un moment d’une intensité incroyable. Attention, ce sont peut-être les courses les plus difficiles que j’ai jamais eu à faire en termes de performances, mais j’avais le sentiment que c’était facile.
Ouais, et surtout, je n’avais pas mal aux genoux, même si d’habitude, j’en avais tout le - mal ! Mais là, je n’avais pas l’impression de prendre de risques. Je n’ai fait peur à personne ces jours-là. Ce n’est pas en me disant que je vais tout casser et tout casser. Non, bien au contraire. Commencer à 90, 95 %, c’est mon objectif initial. Il ne s’agit pas non plus de gagner. Quand je pars après, mon corps sait comment le faire. Avec cette intention de garder une zone de sécurité. Ensuite, plus je me sens dans ma zone de confort, plus cela m’amène à cet état désiré. Je n’ai toujours pas trouvé l’astuce, sinon je l’aurais appliqué à toutes les courses… Mais en tout cas, j’ai trouvé cet état à quelques reprises. Et oui, c’est quelque chose qui restera en moi. Mon objectif est de le retrouver. Donc, je n’ai pas d’autre objectif que de prendre du plaisir et de revivre des moments comme ça. C’est ce qui me motive à me lever le matin.
Vu de l’extérieur, ce choix de descente est un peu bizarre. Tu faisais quelque chose de géant, tu t’es blessé. Et puis tu te dis : « je vais descendre, ça va être génial »…
De l’extérieur, cela peut paraître étrange, c’est vrai. Après, mes problèmes ne sont pas graves, ce sont « juste » des douleurs. Et enfin, j’ai moins mal sur les courbes longues dans cette discipline que sur les courbes plus serrées. Parce qu’être un géant physiquement demande d’autres qualités et c’est aussi dur quand on porte 4 ou 5 fois son poids. C’est beaucoup plus répétitif qu’en descente, où on va peut-être « prendre » plus, mais ce sera plus étalé. C’est plus isocinétique… Iso… Je ne connais plus le mot, j’ai oublié (rires). C’est plus long, donc nous avons plus de - pour nous préparer. En tant que géant, il doit se rassembler. Après, je sais gérer tout ça. Oui, j’ai mal, mais comme beaucoup de skieurs. Cette année, ça a bien fonctionné, donc je vais continuer comme ça.
J’ai lu que tu faisais beaucoup de travail mental. Le cerveau s’entraîne-t-il comme un muscle ?
Oui, pour moi, c’est le muscle le plus important. Physiquement, normalement, on a des limites. Nos os peuvent résister à une certaine pression, nos muscles ne peuvent échapper aux normes. Les ligaments sont là, ils ont des limites. Techniquement, il y a aussi des limites. Le matériel a des limites. Mais notre cerveau n’a pas de limites ! C’est le muscle le plus extensible qui existe. Nous pouvons aller au bout des choses. Après, il ne faut pas non plus se perdre… Mais en tout cas, la façon dont j’ai commencé ce travail a été fondamentale pour être heureux dans ma vie, en tant qu’homme. J’ai réussi à résoudre les problèmes que j’avais, avec toutes les blessures et tout ce que cela aurait pu causer dans ma vie à côté. Car oui, des traumatismes crâniens, des années sans skier, c’est tout, merci beaucoup… Il y a des conséquences, il ne faut pas les ignorer. J’ai donc soulevé le tapis, nettoyé le dessous, puis j’ai enfilé les skis et je me suis bien amusé. Dans ma tête je me suis dit : “qu’est-ce que c’est !?” Et puis j’ai continué, j’ai travaillé d’une manière spécifique et puis il y a eu Beaver Creek, avant Wengen, avant Val Gardena et j’ai travaillé pour exceller sur les skis. Cela a fonctionné et j’apprends encore. Je ne crois même pas avoir encore rien compris, malgré la saison incroyable que j’ai vécue. En prime, la personne avec qui je travaille apprend aussi. C’est incroyable d’avoir cette relation. C’est tellement bon.
Je suis heureux, fier de mon parcours. Parce que c’est le plus important. Les trophées au final… Le clocher de Bormio, les chamois de Kitz, ils sont sous ma télé et quand je rentre chez moi, je ne les vois même plus. En revanche, ce que je n’oublie jamais, c’est tout ce que j’ai vécu pour y arriver. Vous êtes presque reconnaissant d’avoir touché le fond. Ce sont ces difficultés qui m’ont amené au sommet. C’est ce qui m’a amené ici et c’est grâce à beaucoup de monde. Pas mal de personnes m’ont demandé pourquoi je n’avais pas commencé la descente avant. Mais il fallait que ce soit comme ça, ma façon de me reconstruire… C’est grâce à ces moments que j’accepte plus facilement les choses, comme la blessure au mollet que j’ai vécue en fin de saison dernière. Je me suis dit que je savais que mon corps se remettait bien de ce genre de choses et que je savais comment repartir. De cette façon, j’ai pu bien performer pour la finale ! Bon, ils ont été annulés… Mais j’étais là. Cela m’apprend beaucoup de choses pour l’avenir. Ces blessures font partie de mon voyage. Après, je suis arrivé au bout techniquement et ça m’a fait me dire qu’il fallait que je travaille mentalement. A 29 ans, se concentrer pendant trois minutes n’a pas été facile.