« Souveraineté culturelle et géants du numérique »

Il faudrait 32 millions d’écoutes sur Spotify pour qu’un artiste québécois récolte l’équivalent de la vente de 40 000 albums. Les plateformes numériques sont « des voitures qu’on met sur la route pour lesquelles on regarde le nombre de morts avant d’intervenir ». Et les petites nations, comme le Québec ou la Belgique, sont des « nains de jardin » face au rouleau compresseur de Netflix, Facebook et Google.


Publié à 1h22

Mis à jour à 7h00

Au milieu de ces constats plutôt moroses faits la semaine dernière lors du colloque Souveraineté culturelle et géants du numérique, organisé par Alain Saulnier et le Centre de recherche en droit public et présenté à l’Université de Montréal, quelques rayons de soleil : le Canada est particulièrement expérimenté en matière de régulation du contenu culturel, et les médias ainsi que les artistes trouvent de nouvelles solutions. Regard en trois parties sur cette conférence qui a réuni pendant deux jours ministres, journalistes, administrateurs et fonctionnaires de la francophonie autour d’une question vitale : comment contrer cette domination des géants du numérique et leur impact sur les médias et la culture ?

Maréchal-ferrant contre Ford

Grand patron de la Radio-Télévision belge de la Communauté française (RTBF), l’équivalent de la Société Radio-Canada, Jean-Paul Philippot s’est dit, de manière provocatrice et d’emblée, “fatigué de cette discussion”. Ce qui n’a pas empêché ses interventions d’être percutantes et souvent délicieuses.

« Dans les années 2010, j’ai fait de nombreuses présentations sur ce sujet. J’ai toujours eu le sentiment d’être dans la peau du maréchal-ferrant qu’Henry Ford méprisait. Je suis fatigué car pour la première fois depuis l’Egypte ancienne, les GAFAM se voient confier [Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft] le soin de définir la mesure de leurs activités et de fixer leur valeur […] Je ne m’imagine pas aller chez le boucher et payer un morceau de viande sur une balance qui n’a pas été vérifiée. »

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PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Jean-Paul Philippot, administrateur général de la Radio-Télévision belge de la Communauté française

Il a rapidement constaté l’évidence de la domination culturelle des plateformes numériques : 60 % des jeunes y obtiennent leurs informations exclusivement. « Un enfant d’aujourd’hui passera deux fois plus de temps sur les réseaux sociaux qu’avec ses parents. Et Facebook, Instagram et YouTube touchent chaque semaine entre 70 et 80 % des jeunes. » Ces jeunes représenteront 15 % des électeurs aux prochaines élections européennes. « Chacun obtiendra ses informations à 100 % sur les réseaux sociaux. »

Le combat, constate-t-il, est loin d’être mené à armes égales : « Netflix a dépensé 1,7 milliard d’euros en 2021. [2,5 milliards CAN] dans le développement de produits numériques. La BBC et France Télévisions ? La somme de 200 millions. Et la RTBF a dépensé 15 millions. Nous sommes des nains de jardin. La BBC a admis ne pas avoir les moyens de développer des algorithmes aussi pertinents que ceux de Netflix. »

Il a toutefois tenu à conclure sur une note plus positive, assurant qu’« il n’y a pas de fatalité dans cette situation ». « La solution sera collaborative et intersectorielle. Il est temps de mettre de côté une certaine part de nationalisme et d’ego. Nous restons extrêmement puissants et influents en travaillant ensemble. »

La liste comme arme

Connu du grand public comme l’un des membres du duo Alfa Rococo, David Bussières a dénoncé « l’immense perte de revenus » que les artistes ont subi avec l’avènement des plateformes de streaming comme Spotify et Apple Music. En soutenant la table, celui qui se décrit comme un « artiste entrepreneur » a rappelé que ses collègues empochent un quart de cent (soit 0,0025 $) par écoute avec Spotify. Pour l’artiste qui a empoché par exemple 80 000 $ en vendant 40 000 albums, « l’équivalent serait atteint avec 32 millions de streamings. Certains y parviennent, mais pour la grande majorité des artistes, c’est inaccessible, nous avons un marché trop petit.

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PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

La moitié masculine d’Alfa Rococo, David Bussières, a présenté un projet qui donnerait plus de visibilité aux artistes québécois : une playlist entièrement conçue par des connaisseurs rémunérés, « MusiqueQc ».

Mais le coût de production des albums n’a-t-il pas radicalement baissé avec l’accessibilité des outils numériques ? Non, analyse-t-il. « C’est un mythe que je veux démystifier. Il y a effectivement eu une démocratisation de la technologie, mais c’est l’artiste qui finit par faire le plus de travail. Cela coûte moins cher, certes, mais c’est comme rénover ma cuisine : 35 000 $ avec un entrepreneur et je ne lèverai pas le petit doigt, ou 7 000 à 10 000 $, mais j’y passerai trois mois de ma vie. »

Aujourd’hui, l’artiste est constamment entre création et promotion, ce qu’il doit le plus souvent faire lui-même sur les réseaux sociaux. « Le sac à dos que doit porter l’artiste est devenu plus lourd avec le temps. »

Pour la première fois en public, a-t-il déclaré en aparté après son discours, il a présenté un projet qui donnerait plus de visibilité aux artistes québécois : une playlist entièrement conçue par des connaisseurs rémunérés. Cette liste « MusiqueQc » ferait le tri parmi les quelque 600 albums québécois lancés chaque année.

Les gens se perdent, nos oeuvres se noient dans un océan […] On pourrait inverser cette tendance qui ferait en sorte que les auditeurs québécois écoutent de la musique québécoise à 8 % et de la musique francophone à 5 %. En France, 77% de la musique est fabriquée en France.

David Bussières, membre du duo Alfa Rococo

La conception de cette liste MusiqueQc nécessiterait un investissement d’au plus 1 million, estime-t-il. « On se donne une chance de garder notre musique vivante, d’avoir un centre centralisé. Dans quatre ou cinq ans, on pourrait se fixer comme objectif de passer de 5 à 10 %, et à 20 % d’ici dix ans. »

Diversité payante

Assis aux côtés de David Bussières lors de la présentation, Richard Jean-Baptiste, vice-président de la société de production Attraction, s’est montré enthousiasmé par ce projet. « Le modèle économique de la découvrabilité est, s’il n’est pas brisé, du moins a besoin d’une refonte complète. [MusiqueQc] est un bon exemple de modèle innovant. Je suis convaincu que de nombreux annonceurs aimeraient faire de la publicité sur une telle plateforme. »

Son intervention s’est démarquée du consensus établi par la plupart des intervenants. Plutôt que de résister au rouleau compresseur des plateformes numériques, Attraction a plutôt été la première entreprise canadienne à signer un accord de « first look » avec Netflix en novembre 2023. Attraction s’engage ainsi à présenter ses projets de films en priorité à Netflix. M. Jean-Baptiste a souri et s’est défendu d’être « le méchant dans la pièce ». Ce type d’entente est un moyen efficace pour investir les grandes plateformes en contenu québécois.

« L’avenir de la souveraineté culturelle nécessite une autonomie financière […] La découvrabilité est au cœur du problème. Si nous n’avons pas de consommateurs pour notre culture, c’est fini. Mais quand nos jeunes découvrent ce que nous faisons bien, ils aiment ça. »

Netflix et Prime Video sont avides de contenu local, dit-il. « Quand cela ne fonctionne pas au niveau local, cela n’a aucune chance de fonctionner à l’échelle internationale. » Il a cité en exemple un projet documentaire « ambitieux » sur les Attraction Expos refusé par tous les diffuseurs québécois contactés. « Avec Netflix, nous avons reçu une réponse positive dans les 72 heures. Ils en savent beaucoup plus sur notre marché local. »

 
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