La Suisse condamnée à Strasbourg pour son inaction climatique

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Ce mardi, la Cour européenne des droits de l’homme a donné raison aux Sages pour le climat, qui estimaient leurs droits violés par les lacunes de la politique climatique suisse.

A Strasbourg, Anne Mahrer (à gauche), co-présidente des Sages pour le Climat, a pu se réjouir de la décision de la Cour européenne des droits de l’homme, qui vient de condamner la Suisse pour ses manquements. © Clé de voûte

A Strasbourg, Anne Mahrer (à gauche), co-présidente des Sages pour le Climat, a pu se réjouir de la décision de la Cour européenne des droits de l’homme, qui vient de condamner la Suisse pour ses manquements. © Clé de voûte

Sévan Pearson, Strasbourg

Publié le 09/04/2024

Temps de lecture estimé : 9 minutes

«C’est incroyable d’entrer dans l’histoire!» Anne Mahrer, coprésidente des Aînés pour le Climat, est très émue. Ce mardi, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), à Strasbourg, a rendu publique sa décision : la Suisse est condamnée pour violation des droits fondamentaux des femmes âgées, en raison de ses échecs dans la lutte contre le réchauffement climatique. . C’est une première.

« Je ressens beaucoup d’émotion, les larmes me sont venues aux yeux. Et j’ai plein de flashbacks sur ces huit dernières années», poursuit le Genevois, ancien conseiller national pour l’environnement, très sollicité par les nombreux médias présents sur place. La militante suédoise Greta Thunberg a également fait le déplacement.

Un long processus

L’arrêt de la CEDH est l’aboutissement d’un long processus entamé en 2016. Après avoir été rejetés à plusieurs reprises en Suisse jusqu’au Tribunal fédéral, les Aînés ont pris la décision de porter leur affaire à Strasbourg.

« Au début, nous n’étions pas pris au sérieux. Certains nous ont même dit de retourner à notre tricot et de réaliser des gâteaux pour nos petits-enfants», sourit Anne Mahrer. C’est précisément le souci de l’avenir de leurs descendants qui motive ces femmes âgées. «Le climat est un enjeu sérieux, c’est important pour nos petits-enfants», témoigne une membre des Aînés, Jeannette Regan, les larmes aux yeux.

Éditorial : Il va falloir changer certaines habitudes concernant le climat

Il y a eu beaucoup de larmes ce mardi à Strasbourg, ainsi que de nombreux applaudissements et ovations, tandis que les retransmissions en direct des radios et télévisions de différents pays européens se poursuivaient. Car il s’agit d’un « jugement historique », comme le souligne Raphaël Mahaim, de l’équipe d’avocats qui a porté l’affaire devant la CEDH.

«C’est incroyable d’entrer dans l’histoire!»

Anne Mahrer

« Cette décision crée un précédent. Cela signifie que tout tribunal des 46 pays membres du Conseil de l’Europe doit reprendre le même argument et parvenir aux mêmes conclusions que la CEDH», analyse le Vaudois, également conseiller national des Verts. L’arrêt a donc un effet préventif, car les Etats membres auront tendance à vouloir éviter d’être condamnés.

«Le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe surveillera la mise en œuvre de la décision par la Suisse. En cas de manquement, il pourrait y avoir un avertissement », poursuit Raphaël Mahaim. “Nos autorités préfèrent éviter cette situation, car elle donnerait une mauvaise image au pays.”

Un arrêt « pris au sérieux »

L’Office fédéral de la justice, qui représente le gouvernement suisse, indique qu’il « prend note » de la décision de la CEDH. «Nous allons analyser le jugement, qui est très volumineux (plus de 300 pages, ndlr), et évaluer quelles mesures sont nécessaires», précise la responsable de la communication Ingrid Ryser. « La Cour a estimé que la Suisse avait commis une violation de certains articles de la Convention européenne des droits de l’homme. Il s’agit d’une décision très importante et nous la prenons très au sérieux.

Dans le détail, deux articles sont concernés : celui sur le droit au respect de la vie privée et familiale (article 8) et celui sur l’accès au tribunal (article 6), la Suisse ayant refusé d’examiner le bien-fondé des griefs des requérants.

Dans son argumentation, la Cour constate que la Suisse « a manqué à ses obligations que lui imposait la Convention en matière de changement climatique ». Parmi les graves lacunes soulignées par la CEDH, « l’incapacité des autorités suisses à quantifier, au moyen d’un budget carbone ou d’une autre manière, les limites nationales applicables aux émissions de gaz à effet de serre ».

« C’est génial, je ne m’attendais pas à une décision aussi forte ! C’est un tournant », s’exclame Georg Klingler, expert climat chez Greenpeace. «La Suisse doit faire davantage et surtout établir un budget carbone.»

En d’autres termes, le pays a l’obligation d’estimer la quantité de CO2 elle peut encore émettre d’ici la neutralité carbone fixée à 2050. Et ce, dans le but de respecter l’Accord de Paris visant à limiter le réchauffement à 1,5 degré. Les autorités devront donc décider quelles mesures prendre pour réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) de la Suisse.

L’exemple des Pays-Bas

« L’arrêt de la CEDH est très important, car tous les pays du Conseil de l’Europe devront réviser leurs objectifs climatiques, afin de respecter la trajectoire des 1,5 degrés », commente Dennis van Berkel, conseiller juridique de la fondation. Urgence. Elle a obtenu gain de cause en 2019 devant la Cour suprême des Pays-Bas, ce qui a contraint l’État néerlandais à réduire ses émissions de GES. Depuis, « des milliards d’euros ont été investis dans les énergies renouvelables et l’efficacité énergétique. Plusieurs centrales au charbon ont fermé leurs portes», rapporte l’avocat.

Une perspective qui encourage les Aînés dans leur combat. «Nous avons tous envie de continuer», souligne Nicole Barbay, de Vevey. « Même si je n’ai pas tout de suite compris le jugement (en anglais, ndlr), je voulais être ici. Je pense que notre action ouvrira la voie à d’autres associations. Déjà, une action similaire lancée par les agriculteurs se prépare en Suisse, avec l’aide des Avocats du Climat, dont Raphaël Mahaim est membre. Quant à Anne Mahrer, elle promet que les Aînés resteront « hyperattentifs » à la mise en œuvre des arrêts de la Cour concernant la Suisse.

Les réactions sont mitigées

Les Verts et la gauche satisfaits. L’UDC exige la sortie de la Suisse du Conseil de l’Europe.

Le jugement est “historique” et “va créer un précédent”, se réjouissent les organisations environnementales qui ont soutenu les Aînés pour le climat. « Pour la première fois, un tribunal international reconnaît que les droits humains incluent le droit à la protection du climat. Il devient donc évident que la politique climatique suisse viole les droits humains les plus fondamentaux», a réagi le mouvement Action Climat. “C’est un précédent pour les 46 Etats membres du Conseil de l’Europe, à qui leurs citoyens peuvent désormais demander d’examiner leur politique climatique”, note Greenpeace. L’organisation, les Sages, soumettra ces questions à la Cour internationale de Justice (CIJ) à La Haye.

La Confédération, par la voix de son représentant à Strasbourg Alain Chablais, “a pris acte du verdict”. L’arrêt oblige la Suisse à prendre des mesures, mais lui laisse le choix de celles-ci. Un vaste débat est attendu entre autorités et élus concernés en Suisse, dont l’issue sera sous la supervision des ministres du Conseil de l’Europe, a expliqué l’envoyé auprès de l’Office fédéral de la justice (OFJ). La présidente de la Confédération Viola Amherd a exprimé sa « surprise ».

“Ce jugement est une gifle pour le Conseil fédéral et son inaction climatique”, a déclaré le PS, par la voix de sa coprésidente Mattea Mayer. « C’est une victoire historique que nous vivons aujourd’hui », a déclaré la présidente des Verts, Lisa Mazzone.

Dans l’autre camp, l’UDC dénonce une atteinte à la souveraineté nationale et exige que la Suisse quitte le Conseil de l’Europe. Le président du Centre Gerhard Pfister observe que la Cour européenne des droits de l’homme « condamne le gouvernement d’un pays qui ne fait que mettre en œuvre ce que veut sa population ». Au PLR, Philippe Nantermod (VS) estime qu’en acceptant des revendications politiques, la CEDH sort de son rôle.

Deux autres dossiers jugés irrecevables

À Strasbourg, les juges ont également statué sur deux autres affaires liées au climat. L’un d’eux a opposé l’ancien maire de Grande-Synthe, ville côtière menacée par la montée des eaux, à l’État français, accusé d’une action climatique insuffisante. La CEDH a rejeté le recours du requérant, car il ne réside plus dans la commune et ne peut donc pas être considéré comme une victime.

Autre cas, celui de six jeunes Portugais qui ont poursuivi en justice leur pays et 32 ​​autres États en raison du danger représenté par le réchauffement climatique. Leur demande a également été jugée irrecevable. L’argument principal : ces personnes auraient dû contacter au préalable les autorités judiciaires de leur pays, ce qu’elles n’ont pas fait, avant de saisir la CEDH.

 
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