Comment le conflit Israël-Hamas remodèle les routes de transport maritime

Depuis l’automne, les porte-conteneurs préfèrent contourner l’Afrique plutôt que d’emprunter le canal de Suez. Qui sont les gagnants et les perdants de ce changement de cap ?

Depuis le 19 novembre, lorsque les rebelles houthis du Yémen ont saisi un navire commercial en mer Rouge, ils ont mené plus de 35 attaques dans la mer Rouge, en signe de soutien au Hamas et à la Palestine. Malgré les patrouilles des forces militaires britanniques et américaines dans la zone et les ambitions européennes de faire de même, les attaques se poursuivent et perturbent le transport maritime. Or, c’est par ce biais que sont transportés près de 90 % des volumes du commerce mondial. Environ 12 % transitent par le canal de Suez, qui relie la mer Rouge à la Méditerranée.

Comme l’a démontré la crise du Covid-19, toute perturbation de l’organisation du transport maritime a un impact sur le commerce mondial. Face à cette situation risquée, les principaux opérateurs de porte-conteneurs, au nombre d’une dizaine contrôlant plus de 80% du marché mondial, ont choisi de changer de route et de contourner le continent africain, avec des délais de navigation supplémentaires d’environ 10 jours pour se connecter. De l’Asie à l’Europe et vice versa.

Les premières conséquences logistiques, manufacturières et industrielles se font sentir en Europe. Tesla a fermé sa gigafactory européenne située en Allemagne depuis le 29 janvier en raison de retards d’approvisionnement. Volvo a suspendu sa production en Belgique pendant 3 jours en janvier. Cette crise touche également les petits importateurs et exportateurs qui reportent leurs commandes en Asie, voire annulent leurs achats en jouant sur les stocks. Pour l’instant, le consommateur final n’est pas encore visiblement impacté mais il faut s’attendre, si la situation perdure dans le temps, à des hausses de prix et à des ruptures de stock dans les rayons des produits manufacturés.

Le transport maritime conteneurisé fonctionne selon le système des lignes régulières avec des itinéraires préétablis et des escales à dates fixes. Cela apporte au chargeur la régularité indispensable au bon fonctionnement des chaînes logistiques, du producteur au distributeur en passant par le consommateur. Éviter Suez perturbe ce bon processus. Pour quel résultat ?

Les ports africains regardent passer les porte-conteneurs…

En exploitant les signaux AIS (système d’identification automatique) des porte-conteneurs, il est possible de recomposer sur une période donnée toutes les escales effectuées. Nous avons analysé les escales deux mois avant et deux mois après le 19 novembre pour tous les navires d’une capacité d’emport supérieure à 12 000 EVP (équivalent 20 pieds, l’unité de mesure normalisée des conteneurs maritimes qui correspond à la taille d’un caisson) et qui naviguent entre l’Europe et l’Asie.

Ce qui apparaît en premier, et qui peut paraître paradoxal, c’est que la circumnavigation africaine des flottes de porte-conteneurs n’a pas d’effets notables sur les activités portuaires de ce continent. Les principaux hubs africains, Lomé au Togo, Abidjan en Côte d’Ivoire et Pointe-Noire en République du Congo, n’ont enregistré aucune évolution dans les offres de services.

Ce sont des ports plus petits, Walvis Bay (Namibie) et Port-Louis (Maurice) qui voient faire escale de grands porte-conteneurs. Ils sont aidés en cela par leur situation géographique à peu près à mi-chemin entre l’Europe et l’Asie et leur accès maritime en eaux profondes. Ces deux ports sont très proches de la route directe, contrairement aux ports du fond du Golfe comme ceux de Lomé ou de Lekki au Nigeria. Port-Louis a enregistré neuf porte-conteneurs d’une capacité de plus de 12 000 EVP en escale contre seulement deux auparavant. Le port de Walvis Bay n’avait enregistré aucune escale pour cette catégorie de navires ; sept sont là depuis le début de la crise. Ces choix d’escales semblent néanmoins répondre uniquement à un besoin opérationnel des opérateurs (besoins d’avitaillement par exemple, c’est-à-dire de ravitaillement en énergie) et ne profitent pas aux marchés locaux.

Fourni par l’auteur

Les ports africains risquent à terme, surtout et malgré le bon sens, de connaître des délais de transit supplémentaires pour l’ensemble du trafic de transbordement. Traditionnellement, les navires-mères reliant l’Asie à l’Europe font escale dans les ports du détroit de Gibraltar, de Tanger-Med au Maroc et d’Algésiras en Espagne, où les marchandises à destination ou en provenance du marché africain sont transbordées sur ou depuis des navires de plus petite capacité pour desservir le marché africain. Côte ouest-africaine. Dans la situation actuelle, les navires mères et donc les marchandises passent devant les ports africains pour rejoindre directement les deux précédemment cités et poursuivre leurs routes vers l’Europe du Nord. Les temps de navigation sont donc fortement allongés et les délais de livraison des marchandises sont fortement dégradés.

Une « impasse méditerranéenne »

Les ports méditerranéens sont durement touchés par les réorganisations via le Cap de Bonne-Espérance. Les données d’escales montrent une forte baisse généralisée : -33% des escales des grands porte-conteneurs au Pirée (Grèce), -51% à Port-Saïd (Egypte), -72% à Mersin (Turquie) ou encore – 23% à Marseille. Seuls les ports espagnols de Barcelone et de Valence tiennent globalement le coup car géographiquement proches du détroit de Gibraltar.

Les autres restent fortement dépendants du passage maritime de Suez pour leurs échanges commerciaux avec le Moyen-Orient, le sous-continent indien et bien sûr l’Extrême-Orient. Avec déjà 8 à 10 jours de mer supplémentaires, les plus gros cargos du monde ne s’aventurent plus dans ce qui est en train de devenir une « impasse méditerranéenne ». La priorité des compagnies maritimes est de desservir les grands ports du nord de l’Europe comme Rotterdam, Anvers ou Hambourg au détriment des dessertes directes en Méditerranée.

Les ports environnants, notamment ceux situés dans la partie orientale et en mer Noire, sont donc retirés de la desserte maritime Asie – Europe via une réorganisation des transbordements. La société chinoise Cosco Shipping va par exemple transborder des marchandises de l’Asie vers la Méditerranée dans le port belge de Zeebrugge et mettre en place une navette avec le porte-conteneurs Développement Cosco.

Et après ? Tanger-Med grand gagnant ?

Le grand gagnant de cette nouvelle projection maritime mondiale pourrait à terme être Tanger-Med, premier port de la Méditerranée et de l’Afrique. Avec un nombre d’escales quasiment identique (-9%), il semble renforcer sa position concurrentielle relative vis-à-vis de l’ensemble de ses concurrents portuaires. Cela avait déjà été observé lors de la crise du coronavirus avec une concentration des escales des plus gros navires dans les terminaux portuaires marocains.

Sa situation géostratégique est en effet exceptionnelle, aux points de rencontre des principales routes maritimes est-ouest (Amérique – Europe – Méditerranée – Asie) mais aussi nord-sud (Europe-Méditerranée-Afrique). Ce positionnement est valorisé par les plus grandes compagnies maritimes et les plus grands opérateurs de manutention internationale avec une hausse remarquable de 13,4% pour atteindre 8,6 millions de conteneurs manutentionnés en 2023.

Avec la crise de Suez, Tanger Med pourrait bénéficier d’une réorganisation durable des lignes régulières et d’une intensification de la « feederisation » (la mangeoire, il s’agit du transbordement de navires mères vers des navires plus petits capables d’accéder à des ports plus étroits) depuis les marchés méditerranéens via le port marocain. Cette projection est étayée par deux facteurs. La première est que la demande européenne reste faible, du moins inférieure aux volumes qui rempliraient toutes les capacités maritimes déployées par les compagnies maritimes.

Le deuxième facteur est inhérent au fonctionnement de l’économie maritime. Les deux dernières années ont été bonnes pour le secteur, qui a incité les plus grandes entreprises à investir massivement dans de nouvelles unités, souvent de très grande taille. Le carnet de commandes de porte-conteneurs dépasse les 7 millions d’EVP début 2024, soit près d’un quart du total actuellement en service. Pour la seule année 2024, la capacité conteneurisée mondiale augmentera de 10 % tandis que les prévisions de croissance du marché oscillent autour de 3 %. Cette capacité excédentaire pourrait trouver une « manne de marché » avec le contournement étendu de l’Afrique et l’évitement géostratégique de Suez. 10 jours supplémentaires nécessitent en effet le déploiement de plus de navires et de plus de capacités pour garantir des liaisons hebdomadaires entre l’Asie et l’Europe.


Yann Alix, délégué général de la fondation SEFACIL, a également contribué à la rédaction de cet article.La conversation

Ronan Kerbiriou, Ingénieur d’études, Université du Havre Normandie et Brigitte Daudet, enseignante-chercheuse en gestion, EM Normandie

Cet article est republié à partir de The Conversation sous une licence Creative Commons. Lisez l’article original.

 
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