Le sociologue et historien Gérard Bouchard, cosignataire du célèbre rapport de 2007 sur les « pratiques d’accommodement liées aux différences culturelles », publie cette semaine le fruit de diverses réflexions sur la vie collective des Québécois. Entretien avec un penseur de premier plan.
Il y a des colères qui, comme certaines révolutions, sont apaisées. Celle du sociologue et historien Gérard Bouchard, par exemple.
Après une heure d’entretien durant laquelle il note et analyse plusieurs tendances malheureuses de la société sans jamais hausser le ton de sa voix unique, on lui demande si jamais il se sent en colère.
La réponse ne tarde pas à venir.
«Je passe la moitié de ma journée en colère», dit-il. Et l’autre moitié pour me calmer. je suis assoiffé de sang [rires]. Mais je sais que pour écrire, le métier que je fais, il faut maîtriser ça. Il faut essayer d’en tirer quelque chose. »
La colère n’est pas mauvaise. C’est un très bon carburant, à condition de ne pas s’arrêter là.
Gérard Bouchard
Réalisée quelques jours avant Noël, l’entrevue a lieu dans le cadre de la sortie du nouveau livre de M. Bouchard, Visions du Québecdans lequel sont rassemblées les chroniques écrites depuis 2021 Devoir.
Les 56 textes rassemblés ici sont répartis en 11 chapitres thématiques : Mémoire/Histoire, Les mythes fondateurs du Québec, Les valeurs québécoises, La diversité ethnoculturelle, La situation de notre langue, etc.
D’un chapitre à l’autre, l’avenir du Québec est omniprésent. C’est la constante, le fil conducteur de l’œuvre. «Je m’inquiète pour l’avenir de la culture [du Québec]une petite nation minoritaire », explique le sociologue dont le parcours comprend une quarantaine d’essais, trois romans et des centaines d’articles et de conférences.
Le Québec, dit-il, a toujours été une « nation sous tension », une « société menacée » par divers facteurs : le colonialisme, le capital américain, la domination du Canada anglais, les élites locales sur la mauvaise voie. « Et avec la tempête qui s’annonce, ce que nous vivons actuellement, nous avons peut-être plus de raisons que d’autres de nous inquiéter. Qu’arrive-t-il à notre langue ? Qu’arrive-t-il à nos valeurs ? Qu’arrive-t-il à nos mythes fondateurs ? », se demande-t-il.
Tempête ? Oh oui! On pense immédiatement au retour de Donald Trump à la présidence des États-Unis. Mais le sociologue analyse la situation à l’échelle planétaire secouée par des « mouvements tectoniques », imputables notamment à une utopie née avec le néolibéralisme qui « n’a pas porté les fruits qu’il avait promis ».
«Jusqu’à la fin des années 1980, l’État-nation était l’acteur principal», explique M. Bouchard. Cela donnait aux citoyens l’impression qu’ils étaient maîtres de leur destin, qu’ils pouvaient définir leur avenir. Puis, avec la mondialisation et le néolibéralisme, une autre utopie s’est formée. Une utopie selon laquelle nous pouvons désormais étendre les frontières de la nation pratiquement à l’échelle de l’univers. […] Le néolibéralisme a appliqué cette utopie. Il a supprimé les barrières commerciales. Elle a largement ouvert l’espace planétaire à la circulation des biens, des personnes et des capitaux. »
Pourtant, ces dernières années, le déclin a été brutal ! « Nous voyons les protectionnistes se durcir, nous voyons les démocraties décliner. On voit les organisations internationales perdre de leur autorité», estime le sociologue et historien.
Prenons l’exemple de l’immigration. Il faut vivre sur une autre planète pour ne pas constater un retour de bâton généralisé face aux mouvements migratoires. Or, selon M. Bouchard, on n’a encore rien vu.
“Avec tout ce qui se passe dans les pays africains, à l’Est, la pauvreté terrible, les sécheresses, les inondations, il y a beaucoup de gens qui vont devoir immigrer”, constate-t-il. Mais où iront ces gens ? Ils frapperont à la porte de l’Occident, comme cela se produit actuellement et de plus en plus. »
Mais les portes se ferment un peu partout, ce qui l’indigne.
Actuellement, nous voyons des pays chasser les immigrés, ce qui est complètement contraire aux droits de l’homme, dont l’Occident était si fier.
Gérard Bouchard
Mauvaise période pour les intellectuels
Dans sa préface au livre, Brian Myles, directeur du quotidien Devoirprésente M. Bouchard aux lecteurs en évoquant un « rendez-vous intellectuel que vous avez choisi de prendre avec ses pensées ». Un bel hommage sur lequel il faut revenir, car dans son essai, M. Bouchard évoque aussi le milieu intellectuel qui s’émousse.
Mauvaise époque pour les intellectuels ? nous lui demandons. Il rit de cette tournure de phrase qui, dit-il, « lui fait penser aux titres de films français ». Il n’en reste pas moins vrai que les temps sont durs…
Les intellectuels généralistes (par exemple Aron, Sartre, Camus en France ; Guy Rocher, Léon Dion, Jean-Charles Falardeau au Québec) qui pensent la société dans son ensemble sont très écoutés depuis plusieurs décennies, dit-il. Mais aujourd’hui, leur espace d’influence s’est réduit avec l’émergence de nouveaux « spécialistes » comme les influenceurs et les blogueurs.
La culture scientifique a perdu beaucoup de terrain. Les intellectuels et les chercheurs se sentent plus isolés. Ils sont moins écoutés, ils ont moins d’influence. On a l’impression de se parler.
Gérard Bouchard
«Ce n’est pas très agréable parce qu’on est là pour débattre d’idées pour l’ensemble de la société et pour être compris du plus grand nombre», explique M. Bouchard.
Malgré cela, l’homme de lettres, qui a fêté ses 81 ans le 26 décembre dernier, n’est pas près de s’arrêter. Pour lui, l’acte d’écrire est un carburant, un moteur, une passion. « L’écriture est créative », défend-il. En écrivant, nous pouvons modifier l’idée que nous avions initialement. Il y a une sorte d’allégorie étonnante. C’est un peu mystérieux. Il y a une sorte de dialogue qui s’instaure entre l’écriture et la pensée du vivant. »
Dès qu’il a une heure libre devant lui, il écrit. « Quand on écrit, on réfléchit. Il faut réfléchir. Alors on reste en vie comme ça. Nous restons en vie. »
Extrait
« La Nouvelle-France est en grande partie une histoire française. C’était une colonie gérée depuis Paris et dans son seul intérêt. Les explorateurs œuvrèrent à l’expansion de l’Empire et à la gloire du Roi. À quelques exceptions près, les dirigeants aristocratiques (et autocrates) y séjournèrent temporairement, travaillant à s’enrichir et à élever leur rang en prévision de leur retour en France (la majorité partit après la Conquête). Les guerres contre les Iroquois et les Anglais ont été menées au profit de la mère patrie… »
Qui est Gérard Bouchard ?
Né le 26 décembre 1943 à Jonquière, Gérard Bouchard a étudié la sociologie à l’Université Laval avant d’obtenir un doctorat en histoire sociale à l’Université de Paris (Nanterre). Professeur retraité de l’Université du Québec à Chicoutimi, auteur et co-auteur de nombreux ouvrages et articles scientifiques, il s’intéresse aux imaginaires collectifs. En 2007-2008, il a coprésidé, avec Charles Taylor, la Commission sur les accommodements raisonnables au Québec.
Visions du Québec
Gérard Bouchard
Dans l’ensemble/Le devoir
276 pages
Qu’en penses-tu? Participer au dialogue