Le déclin économique de l’Europe, et notamment de la France, par rapport à d’autres grands acteurs comme les Etats-Unis et la Chine, entre autres, est désormais avéré. Elle s’observe quels que soient les indicateurs quantitatifs (croissance, productivité) et qualitatifs (retard voire absence pure et simple dans tous les nouveaux secteurs technologiques comme l’IA ou les biotechs). Le plus inquiétant n’est pas l’abandon lui-même : des trains manquants arrivent parfois. Le plus inquiétant est le manque de réaction, voire simplement d’intérêt, pour cette question vitale. Ce désintérêt est particulièrement surprenant de la part des grandes écoles, et notamment des écoles de management, qui devraient être en première ligne de la mobilisation.
Il y a 150 ans, le développement de la grande organisation issue de la deuxième révolution industrielle faisait naître un nouveau métier, celui de manager. Les revendications concertées des industriels de disposer de salariés formés à cet effet et l’opportunisme entrepreneurial des institutions universitaires ont donné naissance aux écoles de management. Dès le départ, le projet était de faire du management un métier au même titre que celui de médecin, d’expert-comptable ou d’avocat. L’objectif premier de cette nouvelle institution était de légitimer et d’institutionnaliser le nouveau métier de manager.
Les professions sont chargées non seulement d’implications économiques, mais aussi d’importance culturelle. Ils sont porteurs de normes et de valeurs sociétales importantes concernant des questions telles que la relation entre connaissance et pouvoir et le maintien de la confiance. Cette notion inclut, entre autres, un pacte social entre les professions et la société dans son ensemble, ainsi qu’un certain ensemble de relations entre les écoles professionnelles, les groupes professionnels pour lesquels elles servent de communautés d’autorité et la société. Les professions bénéficient ainsi de privilèges importants en échange de leur contribution à l’amélioration de l’ordre social. Par exemple, une entreprise doit se doter d’un commissaire aux comptes dès qu’elle atteint une certaine taille, assurant ainsi un marché captif à l’ensemble d’une profession. Dans ce projet, l’expertise, l’autonomie et l’éthique du service à la société ont été considérées comme des caractéristiques distinctives des professions. Le projet de professionnalisation fut un échec lamentable et les écoles poursuivirent leur développement sans avoir de philosophie sur leur finalité, une absence qui persiste encore aujourd’hui. Cette absence s’illustre notamment par leur difficulté à trouver un nom : s’agit-il d’écoles de management, d’écoles de commerce, ou encore d’écoles de commerce ? Ces appellations renvoient à des domaines différents et traduisent un réel problème d’identité.
Néanmoins, la notion de service à la société, ou du moins la dimension sociétale du management, est restée très présente pendant de nombreuses années, même si elle s’est considérablement affaiblie dans les années 80 et 90. Le rôle du dirigeant dans l’économie et dans la société dans son ensemble était considéré comme essentiel : des entreprises puissantes et bien gérées étaient la clé de la prospérité, et donc de la démocratie. Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate, les écoles américaines se mobilisent pour soutenir l’effort de guerre. Des rapports de la Fondation Ford et de Carnegie Corporation, publiés en 1959, exprimaient leur inquiétude quant à la faiblesse des écoles face aux défis de l’après-guerre. Là encore, il ne faisait aucun doute dans l’esprit de tous qu’ils avaient un rôle essentiel à jouer pour la solidité économique du pays. On peut naturellement critiquer les réponses apportées à ces défis, et beaucoup n’ont pas hésité à le faire, mais une chose est sûre : ils étaient en phase, ou essayaient d’être, avec les grands défis de leur temps.
Un silence assourdissant
Malheureusement, on ne peut pas en dire autant des écoles de management françaises pour le moment. Le rapport Draghi, signal d’alarme sur le retard européen pour ceux qui n’en avaient pas encore conscience, a été publié en grande pompe le 9 septembre 2024. On ne peut être plus clair sur la situation. C’était un véritable appel à la mobilisation générale. Ce qui s’est passé? Rien. Les politiques l’ont ignoré. Soit, c’est dans l’air du temps qu’ils ignorent l’essentiel et se consacrent à leurs petites manœuvres. Mais les grandes institutions d’enseignement et de recherche ? Rien, nada. Des écoles de management ? Rien, nada. Ce silence est assourdissant, et franchement étonnant. Ne sont-ils pas pour autant les premiers concernés ?
Quand j’aborde ce sujet, on me dit souvent que la question dépasse largement le domaine scolaire. Le manque d’innovation et le manque d’appétit pour celle-ci sont peut-être devenus des traits culturels nationaux. Il y a des dimensions politiques. C’est un enjeu sociétal. Mais est-ce le rôle des écoles de management de changer la société ? Bien sûr, la question se pose, mais les écoles y ont répondu sans ambiguïté. Depuis leur création, ils défendent l’idée que le management est un moyen fondamental pour améliorer la société. C’était tout le sens du projet de professionnalisation. De plus, et depuis plusieurs années, ils placent tous l’engagement sociétal en tête de leurs objectifs. Jamais ils n’ont eu autant d’ambition, ni de prétention, pour agir pour transformer la société, bien au-delà de la simple formation de bons managers.
Crise de légitimité
La vraie question qui se pose alors est de savoir pourquoi certains engagements sociétaux sont considérés comme dignes d’intérêt alors que d’autres, comme le décrochage économique, sont ignorés. Les enjeux sont élevés. C’est important avant tout pour les écoles elles-mêmes. Tout en s’égarant dans des domaines où ils n’ont ni légitimité, ni compétence, ni impact, ils négligent ceux où, au contraire, ils devraient et pourraient avoir un impact, à savoir la relance économique du pays. Or, se disperser lorsque nous ne remplissons pas notre fonction principale est la garantie d’une crise de légitimité, et donc de faiblesse institutionnelle. Une question originale se pose ainsi une nouvelle fois, mais à laquelle l’école n’a jamais trouvé de réponse, qui est de savoir si elle peut continuer à revendiquer et assumer une mission sociétale ou si elle doit abandonner toute responsabilité institutionnelle au-delà d’aider ses élèves à trouver un emploi.
L’enjeu est donc considérable pour un monde économique affaibli, qui se voit abandonné par des institutions précisément créées pour le soutenir. C’est important, enfin et surtout, pour la société dans son ensemble qui subit de plus en plus les conséquences désastreuses du décrochage français, que ce soit par le déclassement économique, l’effondrement de notre modèle de protection sociale ou l’affaiblissement politique au niveau international.
Un pays est fort grâce à ses institutions ou périt à cause de leur faiblesse. Aujourd’hui malheureusement, la faiblesse des écoles de management fragilise le pays face au danger. Bien sûr, savoir comment arrêter le décrochage n’est pas facile, mais c’est précisément pour cela qu’ils sont nécessaires. C’est aujourd’hui la contribution sociétale qu’on attend d’eux.
????Source : Rakesh Khurana, Des objectifs supérieurs aux salariés : la transformation sociale des écoles de commerce américaines et la promesse non tenue du management en tant que profession.
✚ Voir mon article précédent : L’autodestruction des universités américaines, et pourquoi cela nous intéresse.
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