Le double revers diplomatique infligé à la France par le Sénégal et le Tchad, analysé dans l’éditorial du Monde du 2 décembre 2024, marque une étape critique dans les relations franco-africaines. Ces deux décisions souveraines, bien que portées par des contextes distincts, soulignent un rejet croissant de l’ordre néocolonial par les nations africaines. Ce moment historique pose une question fondamentale : la France continuera-t-elle à s’accrocher à une posture réactive, dictée par le maintien de ses intérêts stratégiques et économiques, ou adoptera-t-elle une approche proactive et transformatrice, centrée sur la reconnaissance des aspirations africaines ? Ce choix déterminera si Paris peut encore revendiquer un rôle significatif sur le continent.
Depuis l’indépendance dans les années 1960, les relations entre la France et ses anciennes colonies africaines se sont construites sur des bases pour le moins déséquilibrées et à bien des égards abusives. Si l’indépendance marque officiellement la fin de la domination coloniale, la réalité est tout autre. Grâce à des arrangements institutionnels tels que le franc CFA, des accords de défense unilatéraux et une politique étrangère paternaliste, la France a maintenu une emprise économique, politique et culturelle sur les pays de la zone francophone.
Le franc CFA, créé en 1945, est emblématique de cette continuité néocoloniale. Contrôlé par le Trésor français, il lie les économies africaines à une monnaie dont les priorités ne reflètent pas leurs besoins. Ce système a permis à la France de garantir la stabilité et la croissance de ses multiples opérations économiques et ainsi de préserver son influence économique, tout en maintenant les pays africains dans un état de dépendance structurelle. Dans le même -, les accords de défense conclus après l’indépendance ont permis à la France de maintenir son influence militaire sur le continent, en échange de garanties de sécurité largement perçues comme illusoires et surtout destinées à protéger des régimes impopulaires et autocratiques, alignés sur les intérêts français.
Mais ces mécanismes, qui ont longtemps servi les intérêts français, s’effondrent sous la pression d’une jeunesse africaine libérée et des rivalités géopolitiques grandissantes. Des puissances comme la Chine, la Russie, la Turquie, les pays du Golfe ou encore les États-Unis d’Amérique ont investi dans des partenariats stratégiques en Afrique, offrant des alternatives à la domination française perçue comme obsolète.
Le projet Eco, monnaie ouest-africaine destinée à remplacer le franc CFA, illustre la maladresse de la France dans sa tentative de réformer son héritage néocolonial sans en abandonner les fondements. En décembre 2019, lors d’une visite à Abidjan, Emmanuel Macron et Alassane Ouattara, président de la Côte d’Ivoire, avaient annoncé la transition vers l’Eco. Présentée comme une réponse aux critiques croissantes à l’encontre du franc CFA, cette initiative devait représenter une avancée historique.
Mais le projet fut rapidement discrédité. L’Eco, comme proposé, maintenait une parité fixe avec l’euro et dépendait toujours du Trésor français pour sa garantie. Ce qui était censé être un symbole d’émancipation s’est avéré n’être qu’une simple réinvention cosmétique du système existant. Pour de nombreux Africains, ce projet représentait une tentative de sauvegarder l’influence française sous une autre forme. Les critiques sont venues de toutes parts, y compris de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), qui travaille depuis des années sur une véritable monnaie régionale.
L’Eco, dans sa version franco-ivoirienne, n’a toujours pas vu le jour. Cet échec souligne une leçon essentielle : la France ne peut plus imposer des réformes d’en haut en Afrique dans la continuité néocoloniale. La stratégie de Macron, consistant à réformer sans bouleverser l’ordre établi, a montré ses limites. Toute initiative future devra être menée par les Africains eux-mêmes, avec éventuellement la France dans un rôle de soutien technique et non de leadership.
La souveraineté africaine portée par la jeunesse
La montée des aspirations souverainistes en Afrique, portées principalement par les jeunes, représente un défi majeur pour la France. Ces générations connectées et informées rejettent les cadres hérités de la colonisation et réclament des relations internationales fondées sur l’égalité et le respect mutuel. Ce souverainisme moderne, loin d’être une simple réaction aux frustrations passées, incarne une volonté de transformation profonde.
Dans des pays comme le Sénégal et le Tchad, cette revendication s’exprime de manière variée, mais elle converge autour de principes communs : autonomie économique, contrôle des ressources nationales et respect des choix politiques locaux. La France, en tant qu’ancienne puissance coloniale, est souvent considérée comme le principal obstacle à ces aspirations.
La persistance des relations néocoloniales est contre-productive pour toutes les parties. Cela perpétue les déséquilibres économiques et politiques en Afrique, alimentant les frustrations populaires et les mouvements anti-français. Pour la France, ce modèle est devenu un fardeau diplomatique. Cela ternit son image et limite sa capacité à nouer des partenariats authentiques avec les acteurs africains émergents.
Décoloniser ces relations implique :
- Autonomie monétaire totale. Le franc CFA et toute tentative similaire doivent être abandonnés. La France doit préciser qu’elle n’a aucun rôle à jouer dans la gestion des monnaies africaines, tout en offrant un soutien technique, si demandé, pour faciliter une transition autonome.
- Des partenariats économiques équitables. Les termes des contrats doivent être révisés pour refléter les intérêts des nations africaines. Cela inclut des clauses garantissant que les bénéfices des industries extractives profitent à un plus grand nombre de populations locales.
- Une approche diplomatique horizontale. La France doit traiter les nations africaines sur un pied d’égalité, sans ingérence dans leurs affaires intérieures. Cela inclut le respect des choix politiques et des orientations stratégiques définis par les Africains eux-mêmes.
Le moment est venu pour la France de réinventer ses relations avec l’Afrique. Il ne s’agit pas seulement de préserver ses intérêts économiques ou stratégiques, mais de redéfinir sa place dans un monde multipolaire. Une rupture nette avec le passé néocolonial permettra de construire des partenariats basés sur la confiance et le respect mutuel, à l’image de ceux que la France entretient déjà avec des pays anglophones comme le Ghana ou le Nigeria.
Ce repositionnement nécessitera du courage politique et une vision à long terme. Mais c’est aussi l’occasion pour la France de se réconcilier avec son histoire et de jouer un rôle positif dans l’émergence d’une Afrique souveraine et prospère. C’est grâce à une telle transformation que Paris pourra revendiquer le rôle d’un allié respecté, et non d’une puissance en déclin accrochée à un passé révolu.
L’avenir des relations franco-africaines repose désormais sur la capacité de la France à écouter, comprendre et soutenir, sans chercher à diriger. Il ne s’agit pas seulement d’un choix stratégique, mais d’une exigence morale face aux aspirations légitimes de millions d’Africains. La balle est dans le camp de Paris.
Texte publié par Mediapart, mardi 3 décembre 2024.