Émile Nelligan, sa poésie, sa vie, sa folie

Émile Nelligan, sa poésie, sa vie, sa folie
Émile Nelligan, sa poésie, sa vie, sa folie

Certains auteurs semblent immortels, d’autres sombrent dans l’oubli. Au bout d’un moment, que reste-t-il ? Dans sa série mensuelle Faut-il relire… ?, Le devoir revisite l’un de ces écrivains avec l’aide d’admirateurs et d’observateurs attentifs. Quant à Émile Nelligan (1879-1941), en plus d’un siècle, il n’a jamais disparu du paysage culturel. En revanche, à l’aube d’une brillante carrière littéraire, il voit sa personnalité fragile, ainsi que son environnement familial étouffant dominé par un père qui n’avait pas besoin d’un fils poète, provoquer sa chute.

A l’évocation de son nom, beaucoup peuvent dire que « la neige a neigé » (tiré de Soirée d’hiver) ou qu’un navire « a coulé dans l’abîme du rêve » (extrait de Récipient doré). D’autres ont une vague idée de son destin tragique, celui d’un jeune écrivain nourri à la poésie de Verlaine, Rimbaud et Baudelaire, mais dont les ailes seront coupées avant l’âge de 20 ans. Interné le 9 août 1899 à la maison de repos Saint-Benoît-Joseph-Labre, il est ensuite transféré à l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu en 1925, un an après la mort de son père, David Nelligan, un immigré irlandais.

On disait du jeune poète qu’il portait le nom de son père, mais qu’il chérissait la sensibilité et le goût des lettres hérités de sa mère, Émélie Amanda Hudon, originaire de Rimouski. Émile Nelligan choisit lui aussi de parler et d’écrire dans sa langue maternelle, premier d’une série d’affronts contre son père. Ce dernier ne supportait pas sa propension à la rêverie et son ennui viscéral devant tout ce qui l’éloignait de l’écriture.

Bien que le garçon soit né le 24 décembre 1879 à Montréal, la naissance du poète fut encouragée par l’École littéraire de Montréal, un groupe de jeunes artistes fondé en 1895 et dont il devint membre en 1897. Il la considérait comme sa véritable école, incapable de s’adapter aux exigences académiques du Collège Mont-Saint-Louis, du Collège Montréal ou du Collège Sainte-Marie.

C’est au Château Ramezay, lors d’une soirée organisée par l’École littéraire de Montréal, que le poète est véritablement né. Le 26 mai 1899, il récite Le talisman, Le rêve de l’artisteet Le romantisme du vin (« Je suis gay ! Je suis gay ! Vive le vin et l’Art ! … / J’ai le rêve d’écrire aussi des vers célèbres / Des vers qui gémiront la musique funèbre / Des vents lointains d’automne passant à travers le brouillard »), ce dernier lui valant, selon la légende, un triomphe. Cette euphorie sera de courte durée car la même année, incapable de supporter son indiscipline et ses délires mystiques (il se laisse enfermer la nuit dans des chapelles), David Nelligan l’éloigne à jamais de sa famille et du reste du monde.

Cet enfermement sera qualifié de mort par Louis Dantin, personnage clé de la vie et de l’œuvre de Nelligan, et envers qui la littérature québécoise a contracté une dette importante. Cet ami du poète, prêtre catholique peu orthodoxe plus tard contraint à l’exil, a beaucoup fait pour rassembler son œuvre jusque-là dispersée dans les journaux et les revues. Dans une préface qui contribuera à forger la réputation de Nelligan, Dantin (de son vrai nom Eugène Seers) annonce aussitôt que le poète « est mort ». Pourtant, au moment de la publication de ce premier recueil paru en 1904, Nelligan est bien vivant, ce que la préface souligne amplement, mais en marge d’une société qui ne sait pas encore qu’elle fera de lui un mythe.

« Sans le travail de révision de Louis Dantin, Nelligan aurait été complètement oublié », affirme Claude La Charité, professeur au Département des lettres et sciences humaines de l’Université du Québec à Rimouski. « Il a choisi les poèmes, fait des corrections, mais contrairement à ce que certains prétendent, il n’en est pas l’auteur. D’ailleurs, lorsqu’il publia La boîte de Crusoé (1932), on voit bien que Dantin a beaucoup moins de talent que Nelligan. « Par contre, ses critiques littéraires sont toujours parfaitement abouties », rappelle ce spécialiste de l’histoire littéraire du Québec du XIXe siècle.et siècle.

En plus de lui conférer une réputation jamais connue du poète lorsqu’il habitait encore avec sa famille rue Laval, Louis Dantin définira la manière dont Nelligan sera abordé pendant plusieurs décennies. «Il a joué le rôle de mentor, puis d’intermédiaire», selon Pascal Brissette, professeur au Département de littérature, traduction et création de langue française à l’Université McGill. Pendant près d’un demi-siècle, on ne saurait plus parler autrement de Nelligan, jusqu’à ce que Luc Lacourcière, professeur à l’Université Laval, propose en 1952 à Fides un ouvrage complet, et l’élabore de manière scientifique. Comme Dantin n’avait pas publié l’intégralité de son œuvre, certains poèmes avaient été écartés, d’autres dispersés, sans parler des poèmes écrits sous des noms d’emprunt, dont Émile Kovar.

Le poète de la rupture

Les manières d’aborder la vie et l’œuvre de Nelligan seront multiples à partir de la Révolution tranquille, mais le poète avait, en son temps, également opéré une petite révolution. Ses références, françaises, mais aussi américaines (dont Edgar Allan Poe), sont certes identifiables, mais sa singularité reste tout de même évidente, tant sur le plan esthétique que thématique.

« Contrairement aux poètes Louis Fréchette (1839-1908) et Octave Crémazie (1827-1879), Émile Nelligan n’était pas du tout animé par le patriotisme canadien-français », affirme Claude La Charité, lui-même écrivain (L’oeil de l’ermite). Il aspire à quelque chose d’universel, et à le lire en traduction, on aurait sans doute du mal à reconnaître qu’il est francophone. soirée d’hiver donne l’impression d’avoir été écrit par un Russe ou un Scandinave.

Au fil des décennies, cette singularité n’a pas convaincu tout le monde, beaucoup réduisant l’œuvre de Nelligan à celle d’un plagiaire… de talent. Pascal Brissette, auteur de l’essai Nelligan sous toutes ses formesrefuse. « Il fait partie de cette grande lignée de poètes maudits. Non, il ne se contente pas de copier Verlaine ou Rimbaud, il s’en inspire, et renouvelle la littérature de son temps. D’ailleurs, la publication du premier recueil de Nelligan représente le symbole de la première pierre de la littérature québécoise moderne. »

Jusqu’à sa mort en 1941, des admirateurs lui rendirent visite dans l’espoir de découvrir de nouveaux poèmes ou de l’entendre réciter ses plus célèbres. Dans la seconde moitié du XXe siècleet siècle, une autre renaissance était possible pour Nelligan. Il a fait l’objet de biographies et d’analyses qui mettent en perspective son œuvre, grâce entre autres à Paul Wyczynski (Émile Nelligan. Biographie) et Jean Larose (Le mythe de Nelligan). Les plus grands interprètes (Monique Leyrac, Claude Léveillée, Claude Dubois) ont chanté ses poèmes, et la vie de l’écrivain est devenue un opéra signé Michel Tremblay et André Gagnon, créé il y a 35 ans et maintes fois revisité depuis. « L’œuvre de Nelligan a non seulement une valeur historique, mais d’autres perspectives lui ont été appliquées depuis la Révolution tranquille. Et quand de grandes figures culturelles se l’approprient, cela ajoute à sa légitimité », explique Pascal Brissette.

Le mythe plus accessible que l’œuvre

Après avoir enseigné la musique pendant 15 ans et être retournée à l’université pour étudier la traduction, Geneviève Breton a redécouvert le plaisir d’enseigner. Elle a conçu maprofdefrançais, une plateforme « pour apprendre le français québécois », qui propose du contenu ludique et diversifié aux immigrants qui souhaitent apprendre la langue et la culture d’ici. Dans l’une de ses vidéos, elle présente Émile Nelligan à travers Soirée d’hiver« que tout le monde dans [son] l’entourage le savait ».

« Cela n’a pas été un grand succès », reconnaît l’enseignant actif sur YouTube. « Même si je ne suis pas très sensible à la poésie, je reconnais le talent de Nelligan, sa musicalité, sa maîtrise. Si j’utilise à nouveau la poésie, j’irai vers des œuvres à plus grande résonance sociale, comme Parlez en blanc, de Michèle Lalonde, ou encore les poèmes de Gérald Godin, très inspirés du langage populaire. »

Claude La Charité ressent également cet intérêt relatif pour ses cours. « Il y a des jeunes de 20 ans qui s’y reconnaissent, comme je me suis reconnu lorsque je l’ai découvert adolescent, une lecture qui a changé ma vie. Cela n’a rien de scientifique, mais j’ai l’impression qu’au moins un tiers de mes élèves y sont insensibles, pour ne pas dire déconcertés. » Et tandis que le déficit général d’attention pourrait favoriser la poésie plutôt que le roman, Geneviève Breton n’en est pas si convaincue, car « le véritable enjeu autour d’un texte n’est pas sa longueur, mais sa densité ».

Quant à la poésie de Nelligan, elle est non seulement dense, mais aussi prophétique, et pas seulement dans Le navire d’or. N’a-t-il pas écrit dans Rêve d’une nuit à l’hôpital : “Et j’ai envie de revenir au prochain récital/Qu’elle devra me donner au pays planétaire/Quand les anges m’auront sorti de l’hôpital.”

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