Pragmatiques, les négociateurs du futur gouvernement fédéral se rendent compte qu’il sera de plus en plus complexe de rendre un budget à l’Europe d’ici le 31 décembre. Ils sortent donc un atout de leur manche et envisagent de contourner le Parlement.
Dans le fleuve infatigable du temps qui coule, le futur gouvernement fédéral ressemble aujourd’hui à un gros rocher. Bien ancré, ce gros rocher, et attendu par la Commission européenne au plus tard le 31 décembre à 23h59 pour présenter son budget. Une nomination qui s’annonce de plus en plus incertaine en fonction des échecs de Bart De Wever à faire émerger un gouvernement à part entière.
Ceux qui ont fait de la rigueur budgétaire leur leitmotiv ces dernières années sont inquiets. Ne pas présenter de budget pour la fin de l’année revient à gérer 2025 via des douzièmes provisoires et ainsi empêcher toute mesure économique majeure. « Nous allons déjà devoir faire des efforts incroyables au cours des cinq prochaines années [de la législature]» admet une Source bien placée en coulisses. Les comprimer sur quatre ans serait inhumain.» Pour éviter un tel scénario, l’idée d’un gouvernement doté de pouvoirs spéciaux fait son chemin. Sur les vagues de Le Premier, ce lundi matin, le président des Engagés, Maxime Prévot, a concédé que « le plan budgétaire pourrait nécessiter que de nouveaux moyens soient sur la table ».
Un 49.3 à la belge ?
De quoi serait constitué un gouvernement doté de pouvoirs spéciaux ? D’après l’introduction de l’article de Crisp sur ce sujet, il s’agit d’un «extension temporaire des pouvoirs du gouvernement permettant à cette dernière de modifier ou d’adopter seule, dans un certain nombre de domaines prévus par une loi d’habilitation, des normes législatives, afin de faire face à une situation de crise. De toute évidence, en temps de crise, le gouvernement peut prendre toute une série de décisions sans avoir recours au Parlement.
L’idée, selon les négociateurs francophones, serait de ressusciter la coalition « Lagon » (sans Vooruit, mais avec le CD&V) large d’à peine 76 sièges sur 150 au Parlement, ce qui devrait conférer ces fameux pouvoirs spéciaux au Parlement.
Le mécanisme fait vite penser au 49.3 français, outil apprécié par les gouvernements macronistes pour faire voter la loi Travail en 2016 ou, plus récemment, la réforme des retraites. « La comparaison est justifiée dans le sens où c’est le symbole du contrôle du gouvernement sur le processus démocratique de l’évolution des lois», constate d’emblée Vincent Lefebve, docteur en sciences juridiques et chargé de recherche au sein du secteur socio-politique de Crisp. Et d’ajouter que ce mécanisme n’est pas inscrit dans la constitution, contrairement à nos voisins français.
Le gouvernement belge à pouvoirs spéciaux est généralement promulgué pour une durée de trois mois, renouvelable. Ses décisions sont prises en Conseil des ministres et sont soumises au Conseil d’État. Le gouvernement doté de pouvoirs spéciaux ne publie pas de lois, mais des arrêtés qui doivent encore être validés par le Parlement une fois terminée la période pendant laquelle le gouvernement bénéficie de pouvoirs spéciaux.
L’art de gouverner en temps de crise
Si l’idée devait se concrétiser, elle ne serait pas nouvelle en Belgique. En 2020, le gouvernement Wilmès II a été décrété en urgence et s’est vu confier ces pouvoirs spéciauxbien que minoritaire, se souvient le député socialiste Eric Thiébaut. « Pendant le Covid, on pouvait le comprendre étant donné l’urgence absolue. Ce n’est pas le cas ici et des majorités sont possibles. La question du budget n’est pas nouvelle. Les élections ont toujours lieu en mai ou juin et ce n’est pas la première fois que la Belgique ne présente pas son budget à temps.»
La mise en place de ce gouvernement doté de pouvoirs spéciaux constituerait donc une certaine rupture avec son usage passé, note Vincent Lefebve. « Il y a bien sûr de nombreuses crises, mais nous ne sommes pas dans un moment de crise aiguë. (…) En 2011, nous n’étions pas dans une situation très différente avec la crise des 541 jours. Cependant, la note de la Belgique avait été dégradée par une agence de notation, les discussions gouvernementales étaient liées à la réforme de l’État… Les politiques ont finalement trouvé un accord institutionnel majeur, il n’a pas été question de pouvoirs spéciaux.
Avec du recul, il apparaît également que le mécanisme des pouvoirs spéciaux pourrait être l’ultime outil de pression des francophones contre les socialistes flamands. Histoire de rendre à Conner Rousseau ses hésitations qui, selon ses partenaires (ou adversaires, on ne sait plus vraiment), lui ont fait perdre un temps précieux. Montrer aussi qu’une majorité à l’Open VLD, ne détenant qu’un petit siège sur 150, est réellement envisagée.
Petit à petit, le gros rocher coincé dans le fleuve du temps va se polir. Va aiguiser, même.