Les années fascistes –
Quand la Suisse traquait « les assassins » de Mussolini
Pendant des années, le Ministère public fédéral et la police cantonale ont enquêté minutieusement sur les opposants dénoncés par le régime fasciste. Notre enquête.
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- Les services suisses enquêtent systématiquement sur les opposants dénoncés par le régime italien.
- L’opposition ouvrière suisse a été considérée comme excessivement menaçante par les autorités suisses.
Au cours de sa carrière, Benito Mussolini a survécu à six tentatives d’attaque connues, la première remontant à 1926 par une Irlandaise désarticulée, après quoi le Duce va soigner ses apparitions avec un énorme pansement sur le nez. La plus célèbre reste celle de Bologne, la même année, où un jeune anarchiste de 15 ans rate sa cible et est massacré par la foule et les fascistes.
Le Duce en profitera pour proclamer les « lois fascistes », les textes, déjà prévus, régissant un régime policier désormais totalitaire, avec un tribunal spécial pour la sûreté de l’État. Et surtout en provoquant une véritable psychose qui transformera la moindre rumeur en un complot visant à renverser la nation.
Dénonciations du régime
Ce que l’on sait moins, c’est que pendant près de vingt ans, la justice et la police suisses seront quelque part tour à tour attaquées, en traquant systématiquement les opposants potentiels dénoncés par le régime fasciste. C’est ce que nous apprend un dossier conservé aux Archives fédérales, exhumé par « 24 Heures ».
En fait, la justice italienne avait depuis un moment les militants suisses dans son viseur. En 1927, le bâlois Emil Hofmaier est arrêté à Milan pour « propagande communiste » et condamné à 15 ans de prison. L’affaire renvoie au Conseil fédéral, qui refuse d’intervenir.
Les choses sérieuses ont commencé en mars 1937 – année XV de l’ère fasciste, année doctorat honorifique reçu de l’Université de Lausanneune année durant laquelle le Parti communiste a été interdit dans plusieurs cantons suisses.
L’ambassade d’Italie a alors dénoncé cinq individus, dont des anarchistes notoires, qui pourraient s’en prendre à leurs organes diplomatiques. Le Ministère public fédéral diffuse la liste et demande leur arrestation immédiate s’ils se présentent à la frontière. L’un d’eux, Camillo Sartoris, fut arrêté en Belgique en 1938.
En 1937 également, l’ambassade d’Italie, sans doute informée par ses informateurs locaux, demanda de prendre toutes les mesures possibles contre un certain L. Bezzola : il aurait assuré, au Café des Lauriers de Pontaise, qu’un « grand coup contre Mussolini » se préparait parmi les anarchistes espagnols.
Les syndicats et la violence
Le ministère public fédéral ne fait évidemment pas confiance aux contre-rapports, mais profite de l’occasion pour interroger le suspect. Et pour cause, Bezzola, communiste et ouvrier tessinois, était déjà dans le viseur dix ans plus tôt. Non seulement il n’a pas versé sa pension à une jeune Biennoise, mais « c’est un extrémiste, membre du syndicat des plâtriers-peintres » actif à Lausanne.
Une méfiance justifiée ? A voir, selon Colin Rutschmann, historien qui a consacré sa thèse à l’antifascisme à Lausanne dans l’entre-deux-guerres. « A l’époque, Lausanne était un centre de propagande fasciste en Suisse romande, leurs partisans étaient très visibles mais leurs actions étaient souvent contrecarrées par des opposants, notamment l’Alliance antifasciste, la sous-section lausannoise du Parti communiste, le Socialist Workers ‘ Faire la fête. Lausanne et la FOBB : la Fédération des Travailleurs du Bois et du Bâtiment. C’est un syndicat très important, à une époque où le monde du travail est imprégné d’expatriés et de réfugiés italiens. En réaction aux manifestations fascistes, il y a des rixes, des bagarres, on a une plainte pour fusillade… C’est un phénomène qui n’est pas anecdotique.
Juillet, nouvelles alertes de la légation italienne, qui dénonce deux anarchistes, au Tessin et à Genève, alors qu’Hitler et Mussolini devaient se rencontrer en personne en septembre suivant. Cette fois, le parquet est plus inquiet : une lettre anonyme au « Corriere della Sera» a également annoncé une prochaine attaque contre Mussolini, de la part d’un Tessinois.
La police zurichoise s’est rendue sur place, a analysé la lettre et a suivi toutes les pistes. Fausse alerte, la police tessinoise va réagir en substance. L’un des autres suspects signalés par l’Italie n’est autre que Rusconi, le vice-syndic de Bellinzone, au-delà de tout soupçon… Il y a évidemment confusion avec un autre Rusconi, un véritable militant, basé à Lausanne.
La chasse au futur héros de guerre
L’alerte a cependant été envoyée à toutes les polices cantonales, avec ordre de surveiller les « antifascistes présumés » et de les arrêter si nécessaire. Suit une liste d’étrangers, anarchistes, peut-être équipés de bombes, à arrêter à la frontière. La liste avait été transmise la veille par l’ambassade d’Italie, qui fournira régulièrement des rapports complémentaires.
La police genevoise suivra attentivement l’un d’entre eux, effectuant déplacements et rencontres entre Annemasse et Genève. Parce qu’il mène certainement des «activités secrètes et illégales», le procureur général de la Confédération demande des perquisitions et, le cas échéant, l’arrestation de l’individu. Son nom ? Massimo Salvadori. Historien, futur agent du « Special Operations Executive », maillon clé de la résistance italienne, il fut décoré par l’Angleterre après la guerre.
Les dossiers s’enchaînent rapidement. En décembre 1937, le consulat italien demanda des indices sur deux communistes suisses, Ludwig Borer et Hellmuth Schrittmacher. Quelques jours plus tard, alerte sur une certaine Angela Coldart de La Chaux-de-Fonds, qui prépare une mission pour le Parti communiste. Problème : aucun de ces individus n’existe ou n’est connu des services. Soit les canalisations fascistes sont brisées, soit les suspects sont réels, mais inaperçus.
Des taupes parmi les anarchistes
Nouveau cas de lettre anonyme début 1938. La police genevoise compara la rédaction de la lettre au dossier d’anarchistes connus, et demanda conseil aux fascistes italiens établis dans la ville. Mai 1938, nouvelles alertes « extrêmement urgentes » de la légation. Quatre antifascistes soupçonnés d’avoir pris pour cible le Duce lors de son voyage à Gênes sont placés sous surveillance. Mais si la police procède aux contrôles d’usage, on se demande si le parquet fédéral ne finit pas par se lasser des informations italiennes de plus en plus farfelues.
Les réseaux anarchistes restent néanmoins étroitement surveillés, au point de les infiltrer. Octobre 1938, le groupe « Le Réveil » fait l’objet d’un rapport serré, avertissant d’un projet d’attentat dont discutent Luigi Bertoni et Lucien Tronchet. Rien de moins que des figures du syndicalisme révolutionnaire suisse.
Les dénonciations italiennes des instigateurs potentiels des attentats s’intensifient. Pas moins de cinq en quelques semaines, en majorité des Tessinois ou des Italiens exilés.
Protégé of Albert Londres
En 1938 et 1939, une nouvelle affaire éclate. A Genève, une pauvre quadragénaire, orpheline et sauvée par de tristes seigneurs, tente de mettre fin à ses jours. Aux inspecteurs, elle dénonce son amant, Robert Meylan, un anarchiste qui ne s’entendait ni plus ni moins qu’Eugène Dieudonné. A la femme désespérée, ils auraient donné une arme et désigné le Duce, lui demandant de faire quelque chose d’utile. Quelle est la réalité derrière le drame ? Mystère. Ce qui est sûr, c’est que Dieudonné était à l’époque une célébrité. Rescapé de la bande de Bonnot, il se fait connaître en s’évadant de Cayenne et en dénonçant au public l’horreur des prisons.
Les menaces d’attentats contre Mussolini continuent cependant d’inquiéter la légation italienne et le parquet. En mars 1939, la police zurichoise surveillait sans grande conviction un certain Korrodi, creuseur, communiste et fanfaron notoire.
Un arsenal répressif disproportionné
Finalement, ces menaces d’attentats étaient-elles réelles ? Probablement pas. Ce qui a effectivement existé, c’est une réaction disproportionnée de la part de la police suisse. «On voit bien, à Lausanne, que chaque déploiement d’opposition aux fascistes entraîne tout un arsenal répressif», réagit Colin Rutschmann. En 1932, par exemple, une bombe explose devant la mairie de Palud. La police considérera qu’il s’agit d’une réaction à la fusillade de Genève et en profitera pour procéder à une série d’arrestations et de perquisitions, demandant notamment à quel parti ils étaient affiliés.»
En septembre 1940, le déclenchement des hostilités n’empêche pas le consulat italien de lancer une dénonciation. Ce sera l’un des derniers à apparaître dans les archives, et pas des moindres : un complot contre le Duce. se déroule à Zurich, le chef du réseau étant un certain Smith, tout simplement le vice-consul anglais. La police cantonale va alors entamer un décryptage détaillé des déplacements dans les immeubles et logements consulaires, tentant de croiser les identités avec des espions avérés ou connus. Sans grand succès.
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