Quand les Portugais étaient réfugiés politiques en Suisse

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Il y a cinquante ans, la Révolution des œillets permettait le retour des exilés politiques portugais dans leur pays. Le journaliste Jean-Jacques Fontaine les a retrouvés. Témoignages.

Le 25 avril, le Portugal célébrera le 50e anniversaire de la Révolution des œillets, qui a marqué le passage de la dictature à la démocratie. © Clé de voûte

Le 25 avril, le Portugal célébrera le 50e anniversaire de la Révolution des œillets, qui a marqué le passage de la dictature à la démocratie. © Clé de voûte

Publié le 18/04/2024

Temps de lecture estimé : 10 minutes

L’arrivée massive d’immigrés portugais en Suisse dans les années 1980 a éclipsé un autre mouvement d’exil, plus discret mais très influent dans les années 1960 : celui des réfugiés politiques ayant fui la dictature salazariste et les guerres coloniales. Alors que le Portugal – et les 253’000 Portugais résidant en Suisse – s’apprête à célébrer le 25 avril le 50e anniversaire de la Révolution des œillets, le journaliste Jean-Jacques Fontaine, qui côtoyait alors ces exilés en Suisse romande, les a retrouvés. dans leur pays, où la plupart sont retournés après les événements de 1974. Leur voyage, raconté dans un ouvrage de portraits riche en anecdotes1, révèle à quel point leur expérience a été « une Source d’enrichissement mutuel ». Témoignages.

Vous avez identifié une quarantaine d’exilés politiques portugais présents en Suisse romande avant la révolution de 1974. Qui étaient-ils?

Jean-Jacques Fontaine : Au début des années 1960, une agitation assez importante contre le régime de Salazar a eu lieu dans les universités portugaises. Ce mouvement a donné lieu à une répression féroce de la part de la police politique (PIDE). Les étudiants protestataires ont été mis en prison puis immédiatement envoyés dans la guerre coloniale en Angola, en Guinée ou au Mozambique. Beaucoup de ces militants ont préféré déserter. C’était le cas de la plupart des réfugiés politiques arrivés en Suisse. Antonio Barreto en est un exemple. Cet étudiant de Lisbonne était membre du Parti communiste clandestin. Poursuivi par le PIDE, il choisit de fuir en France puis en Suisse.

A son retour au Portugal, Antonio Barreto devient ministre de l’Agriculture dans le gouvernement de Mario Soares. © CRPPN/DR

Comment ces déserteurs recherchés ont-ils quitté le pays ?

La plupart sont arrivés en Espagne depuis l’Alentejo, au sud du Portugal. Le cas de Joël Pinto est intéressant. Ce pasteur fut d’abord engagé comme soldat infirmier à Lisbonne, où il soignait des blessés rapatriés de Guinée. Lorsqu’on veut l’envoyer au front, il préfère s’exiler. Avec d’autres fugitifs, il traverse clandestinement la frontière à Marvão, dans l’Alentejo, où un sympathisant résistant à la guerre coloniale achète une maison pour faciliter leur passage.

Son évasion a ensuite été facilitée par la CIMADE, une ONG de l’Église réformée de France qui venait également en aide aux réfugiés d’Algérie. Elle l’a conduit en Suisse pour assurer sa sécurité. La France risquait de le renvoyer au Portugal comme déserteur. Il y avait aussi des militants communistes parmi les exilés. Comme Ana Benavente, qui a accompagné son mari Ruben dans son exil en Suisse.

Joël Pinto. ©DR

Pourquoi ce choix de la Suisse romande ?

Pour ces quarante exilés répertoriés, c’est surtout dû au hasard. Certains d’entre eux avaient des connaissances ou de la famille en Suisse, pays plutôt accueillant pour les Portugais. Ils parlaient français, à l’époque la deuxième langue apprise au Portugal. D’autres y ont vu une opportunité de terminer leurs études. Comme le futur psychiatre Eurico Figueiredo, invité par un autre fugitif à Lausanne.

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« Antonio Barreto a participé à la fondation du journal de gauche Tout va bien»

Jean-Jacques Fontaine

A Genève, ces exilés de gauche ont trouvé un terrain fertile pour leurs idées…

Beaucoup de ces étudiants étaient liés à l’Action syndicale universitaire, qui fut l’un des déclencheurs du mouvement universitaire de mai 1968. Il y avait aussi une certaine effervescence à Genève autour de la colonisation portugaise. Rappelons que plusieurs chefs de guérilla africaines se trouvaient en Suisse, dont l’Angolais Jonas Savimbi, fondateur de l’Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola (UNITA), qui a étudié les sciences politiques à Lausanne. Cette « connivence » est également passée par l’Institut d’études sur le développement (IED), l’ancien « Institut africain de Genève », dirigé par Pierre Bungener, un pasteur missionnaire qui avait noué des liens étroits avec le Front de libération du Mozambique.

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Plaque commémorative pour les réfugiés politiques portugais à la brasserie Landolt à Genève. ©DR

Les réfugiés politiques ne se contentaient pas de refaire le monde à Landolt à Genève. Ils étaient engagés…

En 1972, par exemple, Antonio Barreto participe avec d’autres manifestants, dont la journaliste Joëlle Kuntz, à la fondation du périodique de gauche Tout va bien. Après le 25 avril 1974, les deux militants se retrouvent au Portugal. Antonio Barreto deviendra ministre de l’Agriculture dans le gouvernement de Mario Soares. Quant à Joëlle Kuntz, elle a été correspondante à Lisbonne pendant plus de deux ans pour la Radio Suisse Romande et plusieurs quotidiens, dont Liberté. Il raconte également les tout premiers instants de la révolution portugaise en Portugal, armes et urnes (Ed. Denoël, 1975).

Les exilés s’impliquent aussi sur le plan professionnel et social…

L’exemple le plus frappant est celui d’Eurico Figueiredo. Travaillant à l’hôpital psychiatrique Bel-Air de Genève, il crée les premiers centres psychiatriques de jour, où les patients sont accueillis dans un environnement ouvert. De retour à Porto, fort de son expérience à Genève, il sera l’un des artisans de la politique de dépénalisation de l’usage des drogues.

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Eurico Figueiredo crée les premiers centres psychiatriques de jour à Genève. © Publico.pt/DR

Ces intellectuels ont également soutenu les immigrés portugais…

Le physicien Zé Mariano Gago et sa compagne militante Lucilia Salgado se lancent dans l’alphabétisation des immigrés, d’abord à Paris puis en Suisse. Ils ont utilisé la méthode militante de l’éducateur brésilien Paulo Freire, où l’apprentissage de la lecture et de l’écriture était considéré comme un moyen de lutter contre l’oppression. Après la révolution de 1974, ils ouvrent une chaire pour immigrés à l’Université ouvrière de Genève. C’est ici que se réunissaient un grand nombre d’ouvriers du village portugais de Martinchel, invités en Suisse par l’entreprise Zschokke. Dans les années 1960, ils étaient plus de 200 en Suisse, soit 90 % de la population de leur village.

Dans votre travail, vous mettez en avant la capacité d’adaptation des Portugais ?

Cette capacité d’adaptation est certainement due à la longue histoire de l’émigration portugaise : celle d’un petit pays doté depuis des siècles, comme l’Espagne, d’un très grand empire colonial. Cette émigration s’est poursuivie jusqu’au XXe siècle.e siècle vers les États-Unis et l’Europe, et jusqu’en Suisse avec les émigrés économiques des années 1980. Aujourd’hui, on peut parler d’intégration réussie. Le cas des vignerons portugais du Lavaux est exemplaire. Ils sont arrivés sans avoir la moindre idée de cultiver la vigne. Aujourd’hui, ils sont devenus les experts du vignoble !

Comment le général Spinola a été piégé

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Général Antonio de Spinola. ©DR

On se souvient d’Antonio de Spínola comme du premier président de la République portugaise après la révolution des œillets du 25 avril 1974. Ce qu’on a un peu oublié, c’est que le général s’est réfugié à Genève deux ans plus tard. plus tard, mettant les autorités suisses dans un tel embarras qu’elles finirent par l’expulser de Suisse. Ce qui s’est passé?

L’officier supérieur, mécontent de la radicalisation communiste de l’armée et opposé à l’indépendance totale des colonies portugaises, a démissionné de la présidence en septembre déjà. Le 11 mars 1975, il tente un coup d’État pour reprendre le pouvoir, mais échoue et doit se réfugier au Brésil. Muni d’un passeport brésilien, il arrive le 7 février 1976 à Cointrin, sous prétexte médical.

Sa présence en Suisse n’échappe pas au journaliste allemand Günter Wallraff, ce spécialiste de l’infiltration qui se fera connaître grâce au best-seller tête de turc en 1985. « En 1975, il était déjà au Portugal pour enquêter sur des attentats à la bombe. Il s’est fait passer pour un militant d’extrême droite allemand, a suivi les lignes du Mouvement démocratique pour la libération du Portugal (MDLP) et a découvert l’implication directe de Spinola dans ce mouvement d’extrême droite », raconte le journaliste Jean-Jacques Fontaine. .

C’est sous cette fausse identité que Wallraff contacte Spinola à Genève, lui proposant des fonds et des armes. Le général le rencontre à Düsseldorf. “Spínola lui aurait dit qu’il avait plusieurs points d’appui dans l’Alentejo, prêt à prendre le pouvoir”, explique le journaliste Fontaine. Wallraff a ensuite publié l’interview dans le magazine Arrière.

Cet article ne manque pas d’alerter les autorités suisses. Interrogés par le conseiller national Jean Ziegler, ils ont pris un arrêté d’expulsion immédiat le 8 avril. Le général sera cependant réhabilité à son retour au Portugal par le gouvernement de Mario Soares. À sa mort en 1996, il a même eu droit à des funérailles nationales.

>1Jean-Jacques Fontaine, La Révolution des œillets a 50 ans… Exilés et émigrés portugais en Suisse, 1974 – 2024Éd. L’Harmattan, 2024.

 
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