Une analyse de la condamnation de la Suisse par la CEDH

Une analyse de la condamnation de la Suisse par la CEDH
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Entretien

La Cour européenne des droits de l’homme a rendu un arrêt historique contre la Suisse. La professeure de droit Evelyne Schmid rassure : elle a délibérément laissé une marge de manœuvre à la politique suisse.

Presque personne ne s’y attendait : la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a donné raison aux Swiss Climate Elders, une association soutenue par Greenpeace. Résultat du jugement : la Suisse viole les droits de l’homme parce qu’elle n’en fait pas assez pour lutter contre le changement climatique.

Ce jugement historique pose question. Ne serait-ce pas à la population, aux cantons et au gouvernement de déterminer la politique à suivre ? Qui sont les juges qui ont jugé la Suisse à Strasbourg ? Pourquoi la Suisse ne peut-elle pas faire appel de ce jugement ? Que se passera-t-il si la Confédération ne réagit pas ?

Rosmarie Wydler-Wälti et Anne Mahrer, coprésidentes d’Elders for Climate, et l’équipe juridique, dont Raphael Mahaim, dans la salle d’audience de Strasbourg.Image : clé de voûte

Après l’annonce de la décision du juge, nous avons contacté Evelyne Schmid par téléphone. Elle est professeur de droit international public à l’Université de Lausanne, où elle enseigne et mène des recherches sur la protection des droits de l’homme. Elle a répondu à nos questions les plus brûlantes sur l’arrêt de la CEDH.

La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a largement donné mardi raison aux sages suisses du climat. Quelles sont les principales conclusions de la Cour ?
Evelyne Schmid : Le tribunal a condamné la Suisse pour son manque d’action climatique. La Cour confirme que le changement climatique constitue un grave problème en matière de droits de l’homme.

Evelyne Schmid.Dr.

À propos de l’expert

Evelyne Schmid est professeur de droit international public à l’Université de Lausanne. Elle a participé à l’essai des Aînés pour le Climat en rédigeant une intervention en tiers-première avec la professeure Véronique Boillet. Ce texte examine la question de savoir comment les accusations d’omission en droit international peuvent être jugées et si les possibilités de démocratie directe ont une influence sur l’analyse juridique.

Comment voyez-vous cette décision ?
Il s’agit d’une décision absolument historique. Cela influencera sans doute d’autres décisions à l’avenir et ce au niveau mondial. La plus haute juridiction européenne des droits de l’homme estime qu’une politique climatique hésitante va à l’encontre de ces mêmes droits. Une telle décision n’avait jamais été prise auparavant par la Cour. C’est la Grande Chambre de la CEDH, composée de 17 juges, qui a tranché l’affaire ; le jugement est contraignant avec effet immédiat et sans appel.

Pourquoi cette affaire a-t-elle été portée directement devant la Grande Chambre ?
En raison de l’importance des questions en cause, une chambre ordinaire du tribunal a renvoyé l’affaire devant la plus haute instance, où elle a maintenant été entendue.

La décision vous a-t-elle surpris ?
Non, la décision elle-même ne m’a pas surpris. La Cour a estimé, par 16 voix contre une, que la Suisse présentait des lacunes critiques dans la mise en œuvre du cadre juridique national pertinent et qu’elle ne remplissait donc pas ses obligations. La Cour a notamment critiqué l’incapacité de la Suisse à quantifier, au moyen d’un budget carbone ou autrement, les limites nationales applicables aux émissions de gaz à effet de serre.

«Nous savions déjà auparavant que la Suisse n’avait pas atteint ses objectifs passés de réduction des émissions et la Cour a noté que cela constituait de graves menaces pour la santé et le bien-être.»

Cependant, je suis un peu plus surpris par le fait que la Cour européenne ait accordé le statut de victime à Elders for Climate en tant qu’organisation non gouvernementale, mais pas aux quatre individus. Je n’ai pas encore eu le temps de faire une analyse détaillée, mais cela pourrait avoir des conséquences importantes, car en Suisse il est relativement facile de créer une ONG par rapport à d’autres pays.

Autrement dit?
La Cour semble dire qu’elle accepte sous certaines conditions des demandes regroupées sur les points clés les plus importants, ce qui présente l’avantage d’éviter une surcharge de dossiers trop nombreux.

Contre qui exactement le jugement est-il prononcé ? Le Conseil fédéral ?
Le jugement est dirigé contre la Suisse en tant qu’Etat. La politique, c’est-à-dire le Conseil fédéral, mais aussi les parlements et les gouvernements aux niveaux fédéral, cantonal et communal, doivent désormais agir. La Cour a délibérément laissé ouverte la manière dont la Suisse devrait mettre en œuvre l’arrêt, car elle reconnaît que celui-ci ne peut pas remplacer les mesures qui doivent être prises par les pouvoirs législatif et exécutif démocratiques.

La Suisse a-t-elle été condamnée pour non-respect de l’accord de Paris sur le climat ?
Non, pas directement. La Cour juge uniquement sur la base de la Convention européenne des droits de l’homme. Mais bien entendu, un tel jugement ne peut être formulé en vase clos. Le fait que les États se soient mis d’accord à Paris pour que le réchauffement climatique ne dépasse pas 1,5 degré, ou du moins « sensiblement moins » que 2 degrés, a joué un rôle pour la Cour. Elle affirme désormais qu’il n’est pas possible de protéger les droits de l’homme si la Suisse ne contribue pas de manière appropriée et équitable à l’action mondiale pour que le climat ne se réchauffe pas au-delà de cette valeur limite pour laquelle les scientifiques nous disent que si nous la dépassons, les effets seront ingérables. .

« Nous sommes tout simplement dans une zone de grand danger »

Que doit faire maintenant la Confédération ?
La Cour estime que la Suisse n’en fait pas assez pour protéger la santé des personnes âgées du climat. Mais comme à son habitude, elle ne donne pas de consignes d’action concrètes. L’arrêt n’indique pas que la Suisse doit introduire telle ou telle loi. La balle est clairement dans le camp de la politique suisse et la Cour le reconnaît délibérément car son rôle est subsidiaire. La Suisse doit développer des solutions plus ambitieuses. La Cour donne des indications claires sur les critères, mais pas sur la manière de les respecter.

« Mais les règles du jeu restent les mêmes : des lois peuvent être bloquées par des référendums ou des initiatives populaires peuvent être lancées »

Qui évalue si la Suisse applique la décision?
Le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe assure l’exécution des arrêts de la CEDH. Elle publie régulièrement des rapports sur ce sujet. L’évaluation se termine lorsque la Suisse a mis en œuvre l’arrêt aux yeux de cette commission.

Que se passe-t-il si la Suisse ne fait rien ou pas assez ?
Dans ce cas, la Suisse continue de violer la Convention des Droits de l’Homme. La Suisse est en principe un bon élève en matière d’application des arrêts de la CEDH, elle en a déjà mis en œuvre plusieurs dans le passé. Dans les années 1980, la CEDH a par exemple rendu un arrêt contre le droit procédural du canton de Vaud. L’affaire a d’abord fait des vagues, conduisant à des demandes de retrait. Les cantons ont ensuite adapté leurs règles de procédure – ce qui était encore controversé à l’époque est désormais une évidence et a grandement amélioré notre protection individuelle.

Et aujourd’hui?
Dans ce cas, nous n’en sommes qu’au tout début. Les autorités, les politiques, mais aussi la communauté scientifique et le Comité des Ministres doivent d’abord étudier le texte de l’arrêt et réfléchir aux mesures que la Suisse peut prendre pour mettre fin à la violation de la loi.

« C’est un territoire inexploré pour tout le monde. Ce sera passionnant »

Ce jugement apporte de l’eau au moulin de ceux qui mettent en garde contre les « juges étrangers ». Qui a réellement rendu ce jugement ?
La grande chambre de la CEDH était composée de 17 juges, dont le Suisse Andreas Zünd, ancien juge fédéral à Lausanne. La manière dont fonctionne la CEDH est que l’un des juges est originaire du pays en question. Les autres juges ne sont pas suisses, mais ont été élus par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, au sein de laquelle la Suisse est bien entendu représentée.

N’est-il pas choquant qu’un tribunal passe outre aux processus démocratiques ?
Non, la Cour ne remplace pas le processus démocratique. Nous avons besoin des deux : des législateurs dotés d’une légitimité démocratique, mais aussi des tribunaux. Les juges de la CEDH ne peuvent pas être réélus et sont donc, dans une certaine mesure, plus libres dans leurs décisions que les hommes politiques. Ils peuvent dire des vérités désagréables que les politiciens hésitent à dire de peur de perdre leur réélection.

« Mais un tribunal ne peut à lui seul résoudre le problème climatique »

Il constate une violation de la CEDH et indique des critères, ce qui soulève à nouveau des questions politiques auxquelles le législateur et les autorités doivent alors répondre.

Vous avez soumis une intervention en tierce partie à la Cour de justice européenne. De quoi s’agit-il?
J’ai transmis à la Cour ce qu’on appelle une tierce intervention. J’ai ainsi profité de la possibilité d’apporter, en tant qu’expert, des connaissances pouvant aider la Cour dans son analyse. C’est un document d’une dizaine de pages que j’ai rédigé avec Véronique Boillet, professeure de droit constitutionnel. Il y a eu 37 interventions pour les trois cas décidés mardi. Nous avons examiné la question de savoir comment traiter les allégations d’inaction. C’est une chose de condamner un État pour quelque chose qu’il fait, comme torturer des prisonniers.

« Il est plus difficile de savoir comment traiter avec un État accusé de ne pas faire quelque chose, ou de ne pas le faire suffisamment, en l’occurrence de protéger le climat »

En outre, nous nous sommes demandé dans notre intervention si l’existence d’instruments de démocratie directe, comme l’initiative et le référendum en Suisse, faisait une différence. Nous avons rédigé l’intervention de notre propre initiative et n’avons pris parti pour aucune des parties.

Alors est-ce que ça fait une différence ?
Non. Lorsque la Cour fédérale a statué contre les Aînés du climat, elle les a renvoyés à leurs options politiques. Cet argument ne tient pas la route lorsqu’il s’agit des droits de l’homme. Bien que ces instruments soient au cœur de notre système, les droits de l’homme doivent être protégés, quelle que soit la forme du système politique. Les initiatives populaires peuvent être importantes, mais il faut aussi que les tribunaux, les parlements, les autorités, l’économie et, en fin de compte, nous tous, créent les changements profonds qui sont si urgents.

Traduit et adapté de l’allemand par Léa Krejci

 
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