Sénégal : Bassirou Diomaye Faye et Ousmane Sonko, vers un pouvoir à deux têtes

Sénégal : Bassirou Diomaye Faye et Ousmane Sonko, vers un pouvoir à deux têtes
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TV5MONDE : Bassirou Diomaye Faye aurait-il gagné sans Ousmane Sonko, dont la candidature a été invalidée ? Quelle conséquence cette situation unique peut-elle avoir sur la gouvernance du pays ?

Étienne Smith, maître de conférences à Sciences Po Bordeaux, spécialiste du Sénégal : Dans son premier discours ce lundi, le futur président Bassirou Diomaye Faye a rappelé son statut de candidat suppléant et ce qu’il doit à Ousmane Sonko. Certains raillent déjà le fait qu’Ousmane Sonko serait « le président du président ». En tout cas, il est logiquement attendu pour en devenir le Premier ministre. Il s’agit d’une occasion sans précédent de clarifier les rôles entre les deux personnalités dirigeantes. La figure du Premier ministre est le parent pauvre de cette bicéphale dans l’histoire politique sénégalaise depuis 1963, alternant entre suppression pure et simple du poste, et Premiers ministres sans grand pouvoir, dans l’ombre de présidents tout-puissants.

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Pastef milite depuis longtemps pour un rééquilibrage des pouvoirs entre exécutif, législatif et judiciaire. Par cette configuration atypique entre Faye et Sonko, le Pastef(1) est en mesure de rééquilibrer les pouvoirs au sein même de l’exécutif. Il y a de la place pour deux et la relation entre les deux hommes est forte. Tous deux ont déjà résisté aux tentatives de les opposer depuis janvier. L’avenir dira si le tandem survivra à l’épreuve de l’exercice du pouvoir et à la pression de son entourage. Son existence actuelle est déjà une garantie contre la personnalisation du pouvoir.

TV5MONDE : Bassirou Diomaye Faye annonce une rupture politique. Sur quels points prioritaires est-il attendu ?

Étienne Smith : Les résultats des sondages confirment une nette volonté de rupture. Outre le pouvoir sortant, c’est toute la classe politique traditionnelle qui a été sanctionnée. Les inégalités socio-économiques, le coût de la vie, l’emploi, la lutte contre la corruption, l’affirmation de la souveraineté économique, la réforme des institutions ont été des enjeux centraux du scrutin. Le président élu a annoncé des ruptures dans ces domaines.

(Au revoir Sénégal : les premières annonces de Bassirou Diomaye Faye

Une première mesure symbolique mais importante a déjà été prise. Avant même son entrée en fonction, Bassirou Diomaye Faye a démissionné de son poste de secrétaire général du parti, ce qu’aucun des présidents avant lui n’avait fait.

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TV5MONDE : Quels sont les éventuels obstacles au programme de rupture envisagé ?

Étienne Smith : Des freins institutionnels d’abord, car le nouveau président ne dispose pas de majorité à l’Assemblée nationale, élue en juillet 2022. Il ne pourra rebattre les cartes sans dissolution de cette Assemblée qu’après l’été car il n’est pas possible de le dissoudre dans les deux ans qui suivent les élections législatives.

Il saura néanmoins s’entendre avec cette Assemblée pour faire voter certaines réformes s’il parvient à reconstituer la coalition Yewwi regroupant les députés de Pastef, Taxawu Sénégal de Khalifa Sall et le PDS de Karim Wade et quelques indépendants voire députés de la majorité sortante.

En cas de nouvelles élections législatives, tout dépendra de l’ampleur de la majorité obtenue pour déterminer le soutien ou les blocages politiques venant de l’Assemblée. Nous pouvons également supposer que de nouvelles oppositions politiques émergeront inévitablement à mesure que le programme se heurtera aux intérêts.

Ensuite, il y aura des obstacles liés à la situation économique : le taux d’endettement élevé hérité du régime précédent (75%). La marge de manœuvre budgétaire est limitée. Il existe encore une certaine dépendance persistante aux financements internationaux. Ces contraintes peuvent s’imposer d’autant plus que les revenus pétroliers et gaziers peuvent certes être réduits à moyen terme, mais pas résolus. Dans ce domaine économique, les bailleurs de fonds internationaux peuvent également exercer de fortes pressions, même si la forte légitimité électorale du nouveau président peut donner du poids au nouveau gouvernement sénégalais pour défendre ses positions.

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Enfin, il peut aussi y avoir des obstacles sociétaux, dans la lutte contre la corruption par exemple. Au Sénégal, le gouvernement doit composer avec des notables, parfois religieux, qui font office de médiateurs au niveau local. Pour défendre leurs clients ou leurs protégés, ces notables peuvent ralentir la lutte contre la corruption.

A cet égard, il faut une certaine armure pour résister à ces pressions, mais comme le PASTEF a fait de cette lutte contre la corruption un axe central, on peut penser que Bassirou Diomaye Faye saura progresser dans ce domaine.

TV5MONDE : La défaite de Macky Sall est amère, quel avenir pour l’ex-président et son camp ?

Étienne Smith : Les divisions au sein du parti Alliance pour la République (APR), qui existaient déjà avant la défaite, ne feront que s’accentuer. Les camps d’Amadou Ba et de Macky Sall se rejettent déjà la responsabilité de cet échec. Mais en réalité, tout le monde est responsable de l’échec. Le parti conserve ses bastions électoraux dans le nord et certains départements de l’est, ainsi qu’une majorité de députés à l’Assemblée, mais avec une direction désormais contestée.

Une fois le pouvoir perdu, les partis « présidentiels » nés par et pour l’aventure présidentielle ont souvent du mal à se maintenir, faute de ressources tirées de l’exercice du pouvoir. Les notables locaux influents qui attirent les électeurs ont tendance à retrouver leur indépendance à mesure que les ressources de clientélisme se tarissent.

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Les élections législatives seront un enjeu majeur de survie pour l’ancien parti au pouvoir. Mais le séisme électoral que nous venons de vivre montre aussi que le système clientéliste s’essouffle.

Tous les partis devront se réinventer dans leur manière de fonctionner. La question de leur financement sera sûrement un des axes des réformes futures. Pastef a largement anticipé cette nouvelle donne, en rendant ringards les partis bien implantés, ce qui est aussi une des clés de sa victoire.

TV5MONDE : Après trois années de tensions politiques marquées par des violences meurtrières, la démocratie au Sénégal est-elle renforcée ?

Étienne Smith : Oui, la démocratie est renforcée. Depuis la fin des années 1990, malgré les tensions préélectorales nées de la volonté des puissances sortantes de se maintenir ou d’influencer le processus en amont, les élections ont résolu les tensions. La population est très patiente et légaliste. Elle a confiance dans son système électoral robuste. Il n’y a pas de crise post-électorale. C’est aussi pourquoi la tentative de report du scrutin était une hérésie : elle allait à l’encontre d’un certain caractère sacré électoral auquel les citoyens sénégalais tiennent absolument. Le recours au peuple reste le meilleur moyen de résoudre les crises. C’est là la force du modèle démocratique, qui aurait été démonétisé dans la région, mais pas au Sénégal. Reste désormais au nouveau pouvoir à ne pas céder à la tentation de l’hégémonie comme ses prédécesseurs, surtout après une victoire aussi éclatante.

1. [le parti des Patriotes africains du Sénégal pour l’éthique, le travail et la fraternité (Pastef) fondé par Ousmane Sonko en 2014 et dissous en fin juillet 2023 par le pouvoir our avoir “appelé à des mouvements insurrectionnels”, NDLR]

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