Pourquoi écrire ce livre maintenant ?
Ces dernières années, le domaine de l’astrophysique a connu une révolution majeure, l’observation « multimessagers ». L’idée est que nous ne devrions pas nous limiter à la lumière – le spectre électromagnétique – pour étudier ce qui se passe dans l’Univers. On peut également utiliser les ondes gravitationnelles et les particules cosmiques, constituées de noyaux atomiques et de neutrinos. L’un des premiers exemples de cette approche est la supernova de 1987 (SN 1987A), dont l’explosion a été suivie en lumière, mais aussi en neutrinos. Plusieurs expériences à travers le monde ont collecté une vingtaine de ces particules associées à cet événement.
Mais l’événement qui a réellement démontré que l’approche multi-messagers était indispensable si l’on veut résoudre certaines énigmes de l’Univers a été la fusion de deux étoiles à neutrons observée en 2017 et baptisée GW170817. Cette coalescence a produit des ondes gravitationnelles détectées par le réseau d’interféromètres géants Ligo et Vierge. Et contrairement à la fusion de deux trous noirs, il émettait également beaucoup de lumière, dans tout le domaine spectral, qui était scrutée par de nombreux observatoires au sol et dans l’espace. La combinaison des informations provenant des ondes gravitationnelles et des émissions électromagnétiques nous a permis de mieux comprendre ce qui se passe lors d’un événement aussi violent que la fusion de deux corps compacts comme les étoiles à neutrons.
Est-ce cette violence qui a inspiré le titre de votre livre ?
Oui, l’Univers accueille de nombreux phénomènes que l’on peut qualifier de « violents » car les quantités d’énergie mises en jeu sont gigantesques. On voit des étoiles fusionner, d’autres exploser en supernovae, des trous noirs au centre des galaxies qui accumulent de grandes quantités de matière et produisent des jets de lumière et des particules qui s’étendent sur des millions d’années – lumière, particules qui bombardent l’atmosphère terrestre, etc.
Mais cela n’a rien d’effrayant. Comme je le raconte dans mon livre au fil des chapitres, nous avons un lieu privilégié pour assister à ce spectacle d’étoiles qui palpitent, explosent, jaillissent, scintillent, etc. Grâce à l’approche multi-messagers, nous pouvons, d’une certaine manière et avec un peu de poésie, font appel à presque tous nos sens pour apprécier la diversité de ces étoiles joyeuses : la vue avec la lumière, l’ouïe avec les ondes, les forces gravitationnelles, le toucher avec les rayons cosmiques et le goût avec les neutrinos.
Les neutrinos sont le fil conducteur de votre livre avec le projet Grandiose. De quoi s’agit-il ?
Les neutrinos sont des particules assez particulières. Tout d’abord, ils se déclinent en trois saveurs, c’est pourquoi j’aime parler de la signification du mot « goût ». Mais ils interagissent très peu avec la matière ; de très grandes expériences sont nécessaires pour collecter des données sur des années afin de les détecter. Certains s’intéressent aux neutrinos de faible énergie produits au cœur du Soleil et dans les réacteurs nucléaires. D’autres, comme Glaçonen Antarctique, ou KM3Neten Méditerranée, concernent également des neutrinos de très haute énergie issus de processus astrophysiques.
Les neutrinos sont intéressants pour l’astrophysique car contrairement aux noyaux atomiques, ils ne portent pas de charge électrique. Ils ne sont donc pas déviés par les champs magnétiques qui baignent les environnements intergalactiques et galactiques. Dans le cas des noyaux atomiques, ces « rayons cosmiques » ont des trajectoires assez complexes qui ne permettent pas de remonter jusqu’à la source de ces particules. Les neutrinos ignorent ces champs magnétiques et se déplacent en ligne droite. Il est possible de déterminer leur origine. En 2023, l’équipeGlaçon ont collecté plusieurs milliers de neutrinos dont ils ont montré qu’ils provenaient de la Voie Lactée, dressant ainsi une carte unique du plan galactique.
Des expériences comme Glaçon ne peut cependant pas voir les neutrinos de très haute énergie (plus de 1017 électronvolts). Cependant, nous savons que ces neutrinos existent parce qu’ils sont produits lorsque des rayons cosmiques de très haute énergie interagissent avec des photons du fond diffus cosmologique. Ces rayons cosmiques de très haute énergie sont détectés et étudiés, par exemple, expérimentalement Pierre Augeren Argentine.
Mais il manque une expérience encore plus grande, dédiée aux neutrinos de très haute énergie. L’idée de Grandiose est le suivant. Certains neutrinos à saveur « tau » interagissent avec un atome lors de leur passage à travers la Terre. Ils produisent alors une particule tau, cousine de l’électron, plus lourde et instable, qui se désintègre rapidement en une cascade de particules. Ceux-ci interagiront avec le champ magnétique terrestre et émettront un rayonnement électromagnétique dans la gamme des radiofréquences. C’est ce signal que l’on souhaite capter avec des antennes réparties sur une superficie de plusieurs dizaines de milliers de kilomètres carrés. Grâce à ces données, il est possible de déterminer les propriétés (énergie et direction) du neutrino initial.
La difficulté est qu’il faut pouvoir distinguer ce signal radio de toutes les émissions liées à l’activité humaine. De nombreux physiciens étaient réservés quant à nos chances de succès.
Où est le projet ?
-Nous disposons actuellement d’un prototype de 49 antennes opérationnel dans le désert de Gobi, en Chine. Les résultats sont très encourageants, on isole très bien les signaux parasites : on peut par exemple suivre le passage d’un avion dans le ciel au-dessus du site ! Ces données seront précieuses pour affiner la configuration de l’expérimentation dans sa version finale. Nous discutons également avec des collègues américains et argentins pour utiliser des réseaux d’antennes qui exploitent différentes techniques et amélioreront la sensibilité de l’expérience. Si tout se passe bien – l’épidémie de Covid-19 a retardé le projet de quatre ans –, Grandiose devrait voir ses premiers neutrinos astrophysiques vers 2030.
Une particularité de votre livre est son ton très incarné, très personnel, pourquoi ce choix ?
Mon intention initiale lorsque j’ai commencé à écrire ce livre était de raconter l’aventure humaine de la recherche. Derrière les découvertes, les théories, les expériences, il y a des gens qui se rencontrent pour discuter, échanger, qui nouent des amitiés, qui s’inspirent mutuellement. Pour moi, c’est ce qui rend le monde de la recherche si passionnant. Évidemment, il y a la science qui nous motive à nous lever chaque matin, nous travaillons tous à mieux comprendre le monde qui nous entoure, mais cela serait impossible sans la construction de cette communauté de personnes.
J’ai raconté cette aventure en la nourrissant de ma propre expérience. J’ai voulu montrer que, loin des clichés qu’on voit dans les films, la science avance à travers des discussions totalement déconnectées de nos travaux de recherche, des tasses de café qui se renversent, l’équilibre qu’on trouve entre ce métier qui demande un investissement important et la vie personnelle. .
Parmi toutes ces rencontres, lesquelles ont été les plus importantes de votre carrière ?
Il y en a beaucoup, mais certains ont joué un rôle crucial. Je pense notamment à Angela Olinto, que j’ai rencontrée lors de mon postdoc à Chicago en 2009. Elle fut la première femme professeur au département de physique de l’Université de Chicago. Elle m’a beaucoup inspiré sur la façon de faire de la science, mais aussi sur la façon de cultiver les qualités humaines pour diriger une équipe, travailler avec des collaborations internationales et défendre sa place de femme dans le milieu de la recherche.
James Cronin, qui a remporté le prix Nobel de physique pour sa découverte de la violation de certaines symétries dans la désintégration des particules, est également une figure majeure de ma carrière. Il m’a beaucoup soutenu, notamment pour lancer le projet Grandiose.
Aujourd’hui, je me retrouve dans une situation où de jeunes chercheurs viennent me demander conseil. Cette inversion des rôles dans le cycle des transmissions est déroutante, rassurante et très enrichissante. De plus, en termes de rencontres, les étudiants et doctorants sont un atout incroyable, ils apportent beaucoup d’énergie à mon travail et au projet. Grandiose.
Et enfin, je dois évidemment mentionner, Olivier Martineau, mon collègue et complice sur le projet Grandiose. Nous étions deux au début et maintenant nous sommes une centaine à participer à cette expérience. Cela n’aurait probablement pas été possible sans notre grande complémentarité.
Au détour d’un chapitre sur les trous noirs de votre livre, vous faites une rencontre inattendue, qui est-ce ?
Oui, en écrivant ce livre, j’ai beaucoup documenté sur Karl Schwarzschild, qui fut le premier, en 1916, à trouver une solution exacte aux équations de la relativité générale d’Albert Einstein. C’était l’occasion pour moi de ressortir mes cours de master, mais je me suis aussi plongé dans ses cahiers. L’esprit joyeux de ce personnage m’a vraiment ému. Alors qu’il se trouvait dans les tranchées du front de l’Est, dans des conditions épouvantables, il a continué à faire de la physique pour s’évader mentalement. Il poursuit ses échanges épistolaires avec Albert Einstein et d’autres amis scientifiques. Ce sont ces liens qui lui permettent de ne pas succomber aux ténèbres de la guerre (il mourra cependant d’une maladie auto-immune en 1916). On revient toujours à la même chose : la science est avant tout une aventure humaine.