nous devons trouver un moyen de devenir « nous »

nous devons trouver un moyen de devenir « nous »
nous devons trouver un moyen de devenir « nous »

Lola Lafon présente ainsi ce beau recueil de phrases qui nous touchent et nous mobilisent.

« Ce livre est une histoire en cours. Celle d’un hier si proche et d’un demain qui tremble un peu. Ce présent qui bouscule, malmène, comment l’habiter, dans quel sens l’appréhender ? Comme il est étroit cet écart, entre hier et demain, dans lequel l’actualité nous regarde. Il reflète le monde, mais aussi de petits événements en nous, des souvenirs, des questions, des inquiétudes. un territoire conquis, un bout de terre marqué de certitudes. Ce livre est l’histoire de ce qui nous traverse, une histoire que l’on associerait à tous les singuliers.

Vous reliez la « grande nouvelle » à celle de nos vies traversées par cette nouvelle.

Il y a une sorte de séparation qui est pour moi complètement arbitraire. D’un côté il y aurait les nouvelles qui se passent à l’extérieur et qui se déroulent devant nous comme un spectacle. Alors qu’évidemment cela nous parle du monde dans lequel nous vivons et dans lequel nous avons un rôle à jouer. Cette séparation artificielle m’a semblé intéressante pour interroger et montrer que l’actualité de chacun de nous est faite de passages que nous allons tous partager : grandir, s’éloigner de l’enfance, perdre un parent, perdre un ami. Je me suis dit qu’il faudrait faire des allers-retours entre l’actualité qui nous entoure et celle qui nous est propre et qui ne fait évidemment jamais la Une de la presse.

Vous semblez souvent découragé devant le monde, comme si tout espoir avait disparu.

C’est vrai qu’on ne vit pas un moment super encourageant et joyeux. Mais le fait est qu’il va falloir s’en contenter, faire quelque chose avec. Cette histoire part d’un constat un peu impuissant, c’est comme avoir des briques partout et se demander : qu’est-ce que je vais construire avec ça puisque je n’ai pas le choix ? Je ne peux pas échapper au monde. La question n’est donc pas celle de l’espoir mais de ce que nous pourrons faire.

Les mots peuvent-ils agir ?

J’espère toujours que les mots pourront provoquer un échange. Évidemment, j’ai des avis sans doute transparents, mais j’ai essayé de sortir de cette posture de dire « ça y est », « c’est pas ça », parce que ça ne provoque alors aucun échange. On le voit dans la vie quand on est à un dîner, c’est que chacun donne son avis. Pour moi, ce sont des monologues. J’espère que les mots pourront provoquer ce que j’aime : la conversation. Quand on se met un peu de côté, quand on se place en dehors de l’envie de donner son avis sur tout. C’est prendre le risque d’être dérangé par l’opinion des autres. Bien sûr, je m’inclus parmi les gens qui en ont peur et je me suis dit : à quel moment laisses-tu vraiment la parole des autres t’atteindre au lieu d’arriver avec ton château de certitudes ? Quand suis-je prêt à me laisser changer ?

Sur un sujet comme Gaza, le dialogue est difficile.

Le dialogue doit absolument être là, surtout là. C’est le seul espoir que nous avons. Cette guerre n’a lieu ni en ni en Belgique. Si on ne peut plus se parler ici, dans nos pays, comment serait-il possible de se parler là-bas ? Nous avons la responsabilité de pouvoir discuter, d’échanger.

Histoire déchirante de Lola Lafon au début d’une nuit dans l’Annexe d’Anne Frank.

Avec l’ère Trump, la liberté prime sur l’égalité et la fraternité.

Il n’y a que la liberté sans fraternité. Nous brandissons la liberté de ceci ou de cela. Mais il y a aussi la responsabilité que nous avons tous de vivre ensemble, car nous n’aurons pas la possibilité de nous extraire de cette communauté dans laquelle nous sommes nés. Il est très inquiétant de voir à quel point, même dans les luttes politiques, le « nous » a disparu et est remplacé par des incarnations, par des personnes qui incarnent une lutte. C’est très fragile quand cela dépend d’une seule personne.

Le wokisme est fustigé partout sans que le mot soit défini ?

C’est un peu étonnant de voir à quel point s’installe un mot qui à peine émergé aux Etats-Unis et qui n’était pas un mouvement, c’était juste un adjectif pour dire qu’on était « éveillés » aux demandes des autres, à les différences de chacun, ce qui était plutôt une bonne nouvelle. Il est effrayant qu’il y ait une telle résistance à l’encontre de quelque chose qui n’existe pas réellement, en le pointant du doigt comme la cause de tous les maux. C’est inquiétant car cela rend très commode la mise de côté des revendications d’égalité. Un Mark Zuckerberg prône ainsi un masculinisme déguisé, sans doute une manière de se rapprocher du pouvoir de Trump. Mais il faut se rendre compte de ce qu’il adviendra des femmes, des personnes trans, des personnes racisées, quand on dit qu’on ne veut plus faire face à la discrimination, aux hommes puissants qui prônent ce genre d’idéologie. Car derrière ces mots, il y a des vies.

Ces derniers mois ont été marqués par de nombreuses autres crises.

J’espère toujours que c’est ce que nous voyons à travers les réseaux sociaux et les informations en direct. Mais, si l’on prend du recul, on peut aussi se réjouir que, dans la vraie vie, on puisse souvent bien mieux se parler. Concrètement, il y a des idées qui sont plus acceptées qu’avant dans la vraie vie. Vous ne vous retrouverez pas forcément toujours face à un gars comme Mark Zuckerberg.

Alors quel est le rôle des artistes ?

C’est toute une responsabilité quand on peut dire quelque chose. Je ne pense pas que cela change fondamentalement le cours des choses. Ce ne sont pas les artistes ou les athlètes qui peuvent tout influencer. Mais néanmoins, avoir une voix est quelque chose qui doit être utilisé.

Faites-vous de l’inquiétude une vertu ?

Peut-être parce que je suis moi-même une personne très inquiète et cela me convient. Mais c’est vrai qu’en regardant l’étymologie du mot, j’ai vu qu’il désigne quelqu’un qui est en mouvement. Je me suis dit qu’il fallait marcher avec ce ressenti qui est un éveil, une manière d’être aux aguets, de ne pas céder.

Vous écrivez aussi qu’il faut parfois prendre le risque de prendre la mer.

J’ai cette impression que, parfois, on s’accroche aux bords, à tout ce qui semble sécuritaire, et puis ça ne marche pas. Parfois, il faut risquer de dériver complètement pendant un moment pour se retrouver.

Vous écrivez que vieillir signifie ne plus être sollicité, mais simplement répondre à nouveau à votre fille « merci de m’avoir appelé ».

Je l’ai observé avec ma propre mère et avec les parents d’amis. Ce moment est un peu étrange où la moindre attention que l’on porte est accueillie avec autant de gratitude. Nous serions donc là, avec ce sentiment d’abandon en grandissant que nous remercierons un appel de notre fille comme si nous étions des inconnus.

D’autres sont en dehors de la société, en psychiatrie, au chômage…

Il existe cette classification des personnes entre efficaces et non efficaces. C’est quelque chose dans lequel nous marchons tous, nous courons vers cela, nous voulons être reconnus, avoir une place sociale, être efficace, mais en réalité nous sommes dans une société avec un système qui vous met à l’écart dès que vous êtes un peu endommagé. Je ne parle pas seulement de la vieillesse. Je me souviens d’un chômeur que j’ai rencontré et qui m’a dit : «Je n’ai plus d’amis.. C’est terrible si ce que vous êtes est dû uniquement à votre travail, à votre seul statut social. C’est terrifiant. C’est certes formidable de pouvoir faire quelque chose qu’on aime, mais comment alors les retraités et les chômeurs peuvent-ils encore répondre à cette injonction ?

Lola Lafon, « La petite communiste qui ne souriait jamais »

Vous soulevez la grande question « Que faisons-nous ici ? » Écrire est-il un engagement ?

Je cherche la réponse à cette question comme tout le monde, je le fais en écrivant. C’est une forme d’engagement même si je ne l’exprime pas ainsi. J’ai envie de parler de certaines choses dans mes chroniques, de mettre certains mots, certaines idées dans ce que j’écris au centre du débat avec les lecteurs, de dire ce qui me hante, ce qui m’occupe. Je vois les nombreuses réactions à mes textes dans Libé. Ils peuvent être débattus. Il y a certainement aussi des réactions immédiates d’insultes en deux mots sur les réseaux sociaux de la part de personnes qui souvent ne m’ont pas lu. Ce que nous n’avons pas avec les livres.

Votre écriture est très belle comme dans ce passage : « Toute la vie est un texte barré et aux répétitions innombrables, aux erreurs de style échevelées, mais peu importe, cela aura été le nôtre, une œuvre incomparable et maladroite. »

Je travaille sur les textes en Libé de la même manière, avec le même soin, que je travaille les romans. Il n’y a pas de hiérarchie. L’acte d’écrire est pour moi à la fois une nécessité et aussi une proposition pour essayer ensemble de trouver d’autres chemins par lesquels nous pourrions parcourir pour que le monde soit plus supportable.

Lola Lafon, Il n’était jamais trop tard, Stock, 227 pp., 19,50 €

 
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