Susan Taubes, vivre sa vie – Libération

Susan Taubes, vivre sa vie – Libération
Susan Taubes, vivre sa vie – Libération

Avant novembre 1969, le nom de Susan Taubes n’était jamais apparu dans les journaux. New York Times. En l’espace d’une semaine, nous l’y avons pourtant retrouvé à deux reprises, dans deux sections différentes. La première fois, le dimanche 2, c’était dans les pages : Hugh Kenner avait consacré quatre chroniques à Divorcer, Le premier roman de Taubes vient de paraître chez Random House, un texte généralement de peu d’intérêt pour le critique qui, au mieux, se cachait peut-être derrière la pâle imitation et les tics du « littérature féminine », « l’ombre d’un roman » plus traditionnel, méritant d’être publié. La deuxième fois, c’était sept jours plus tard, le 9, aux informations: le quotidien évoquait le suicide d’une femme retrouvée noyée à Long Island, “identifiée comme étant Mme Susan Taubes, une enseignante et écrivaine d’origine hongroise dont le premier roman a été publié la semaine dernière.”

« Vie et mort de Susan Taubes » pourrait se résumer si l’histoire s’était arrêtée là, mais d’une part ce serait la réduire un peu vite à celle d’un auteur détruit par une mauvaise critique (Taubes, qui (ce n’était pas le cas) sa première tentative, lutté contre la dépression tout au long de son existence) et d’autre part considérer la mort – même si elle était tragiquement séduisante, comme celle d’une Sylvia Plath ou d’une Virginia Woolf – comme la fin de toutes choses, car Susan Taubes ne l’avait visiblement pas fait. a dit son dernier mot lorsqu’elle se jeta dans l’océan Atlantique le 6 novembre 1969, à l’âge de 41 ans. Redécouverte aux Etats-Unis lors de Revue de livres de New York rééditée en 2020, elle avait pour elle et post mortem tous les éloges qu’elle n’avait pas reçus de son vivant : avant-gardiste, originale, audacieuse (jusqu’au New York Times, bien sûr, qui a cette fois consacré un article élogieux à ce livre « notoirement » publié dans le même journal un demi-siècle plus tôt).

“Je sortais de chez le coiffeur”

*Beware of the Dead affirme par son retour la trajectoire de Susan Taubes – comparée rétrospectivement à Susan Sontag (elles étaient amies) ou à Anne Sexton – car la mort n’est parfois qu’un début. Divorcer, qui nous parvient au début de l’hiver sous le titre Vies et morts de Sophie Blind (notez le pluriel), traduit et préfacé par Jakuta Alikavazovic, ne dit rien d’autre. Pour commencer, Sophie Blind, la narratrice, est elle-même morte, et voici comment : « Je suis mort un mardi après-midi, heurté par une voiture alors que je traversais l’avenue George-V. Il pleuvait beaucoup. Je sortais du salon de coiffure. La suite nous apprend qu’elle a été renversée par une voiture. “Femme décapitée dans le 8e arrondissement”, annonce Soirée le lendemain. Ainsi Sophie perd aussitôt la tête, pur esprit qui sera pourtant dans ces pages corps et âme, capable de voyager dans l’espace et le temps et de s’évader, partout. « femme libre », avec des costumes coupés trop vite.

Qui est Sophie Blind, née Landsmann ? Son mari, Erza Blind, qui lui refuse le divorce, pense qu’elle est « une femme irresponsable, enfantine, bouillonnante de méchanceté et de ressentiment, animée par des rêves impossibles, dénuée de tout lien avec la réalité ». Enfant, sa mère pensait qu’elle était une « drôle de petite fille ». En apprenant à la connaître, on pourrait dire d’elle : impétueuse, changeante. “Vous n’êtes pas une femme, vous êtes plusieurs femmes” murmure ailleurs un moustachu dans une sorte de parodie d’analyse et on le note comme si c’était un indice. Susan Taubes et Sophie Blind avaient beaucoup en commun. Tous deux étaient juifs. Toutes deux étaient filles de psychanalystes et petites-filles de rabbins. Tous deux avaient grandi à Budapest avant la guerre. Tous deux divorcés – Sophie d’Erza Blind, Susan (née Judit Zsuzanna Feldmann en 1928) de Jacob Taubes, philosophe juif allemand et homme controversé.

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« Un radical de la rupture »

Comme l’indique le titre original, il s’agit d’une séparation et du long chemin pour y parvenir, mais le mot « divorcer », dont le suffixe en anglais exprime l’action, le mouvement, va plus loin. « Sophie Blind est une radicale de la rupture, écrit Jakuta Alikavazovic dans sa préface. Tout est permis : le mariage, en effet. Mais aussi le patriarcat, la philosophie, l’époque, les origines et même l’idée même d’être une « personne ». Ce dont Susan Taubes se sépare, quant à elle, d’une certaine tradition du roman narratif en ligne droite. Comme Renata Adler de Hors-bord (publié en France en 2014 chez l’Olivier), il ondule, multiplie les moyens de transport, se fragmente, varie les tons, les formes narratives, et semble sans cesse relancer les dés – quitte à nous perdre en chemin (et c’est sans doute l’idée : pas plus qu’on ne peut rendre une personne tout à fait intelligible, le roman ne peut exister sans gouffres et ruptures). On comprendra en effet un chapitre, moins un autre, plus le suivant, etc. On aura parfois légitimement l’esprit ailleurs, on se sentira parfois plus accompagné. Le rêve est un motif récurrent dans le livre et c’est avec cette logique cubiste qu’il faut l’aborder – et vers la fin, ce semblant de consignes (ça pourrait être Schnitzler et c’est Taubes) : ” Celle qui s’est levée n’est pas plus moi que celle qui rêve. “

Si ce n’était pas clair, Vies et morts de Sophie Blind n’est pas un texte facile. Cependant, il devient beaucoup plus accessible dans son dernier tiers, quand vient le temps de l’enfance et du récit des années à Budapest, avant que la narratrice ne fuie la Hongrie avec son père. En ce sens, le roman fonctionne un peu comme une psychanalyse freudienne : à l’envers, les péripéties de l’âge adulte étant appréhendées à la lumière des nœuds de la jeunesse. Sophie Blind (aveugle en anglais, et l’un des défis sera d’ouvrir les yeux) « doit reproduire la vie de [s]”à ma mère”, qui avait divorcé et commencé une nouvelle vie avec un autre homme. Sophie a trois enfants (Susan Taubes en a eu deux, ce serait une erreur de trop les impressionner). À son fils Josué, qui lui dit que le monde appartient aux hommes, elle répond : “Allez…” Mais le fils insiste : “Quand on pense à tout ce qu’un homme peut faire, je veux dire…” Et la mère répondit : « Mais Joshua, tu t’imagines encore en vie ? Vraiment ?… C’est merveilleux.

Susan Taubes, Vies et morts de Sophie Blind, traduit de l’anglais (États-Unis) et préfacé par Jakuta Alikavazovic. Rivages, 368 pp., 22,50 € (ebook : 16,99 €).
 
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