Sa formation terminée, elle sonne au numéro 44 rue Vanderkindere à Uccle. Derrière la maison se trouve l’atelier Rongé, construit en 1935 dans un style Art Déco dont Bruxelles a le secret. Ici, ça sent le bois, le papier, les livres, la colle et la précision. “Cela m’a fasciné. Ici aussi, ce fut le coup de foudre”» avoue-t-elle alors qu’elle s’apprête à reprendre cette maison historique d’Uccle où les livres sont reliés depuis près d’un siècle.
Au dixième de millimètre
Coiffé d’une verrière lumineuse, l’atelier Rongé s’organise autour d’un grand plan de travail et est surmonté d’une mezzanine. Le long des murs, de grands pressoirs centenaires veillent, impassibles. “Ils ne sont pas verrouillables. Ils ont été placés avant la fin de la construction de l’atelier.
Un peu partout on trouve des livres, plus ou moins démontés, assemblés, collés, recousus. “Ces travaux sont variés, car notre clientèle est multiple. Certaines institutions nous confient leurs documents officiels qu’elles ont l’obligation légale de conserver sous format papier, et qu’elles nous demandent de relier. C’est le cas de la Cour Constitutionnelle, du Sénat, de la Cour de Cassation, etc., de diverses communes et consulats, des offices notariaux. Nous recevons également des clients privés, précis Anne-Aurélie Judge. Comme une personne qui veut sauver un livre, des familles qui veulent rassembler des carnets de souvenirs… Et regardez cette œuvre : elle nous a été confiée par une marque de vêtements pour enfants près de Gand. Ils ont acquis un album d’échantillons de tissus anciens qui sont sources d’inspiration. Mais le papier sur lequel sont collés ces échantillons se fissure. Avec du papier japonais, à fibres longues, je pourrai le consolider.
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Anne-Aurélie Juge explique ensuite le métier de restaurateur. Chacune des étapes demande de la délicatesse. “Démembrer, nettoyer, recoller, coudre, couper… on travaille au dixième de millimètre près. » Le cuir, lorsqu’il est utilisé, doit être affiné, les couleurs homogénéisées, la colle et le fil choisis en fonction de l’objet. “On aime dire qu’il faut dix ans pour apprendre tous les trucs et astuces du métier.» Chaque livre, selon son âge, son papier, son encre, sa colle et sa couture, réagit différemment. C’est presque un objet vivant, mis sous presse pendant une longue nuit, battu au marteau pour être arrondi (d’où vient l’expression « battre le mors » qui correspond à la surépaisseur obtenue grâce à l’épaisseur du fil de couture. ). Certaines étapes de reliure et de restauration comportent plus de 50 actions techniques différentes qui doivent être réalisées avec talent. “S’il nous en manque un seul, nous le ressentirons tout au long des travaux.souligne la relieuse qui aime beaucoup son métier. “Il rassemble toutes mes passions : l’artisanat, la littérature, la typographie, la rencontre avec les clients ; des artistes, des institutions qui nous proposent à chaque fois des projets différents dans des univers variés.
La patience des fleurons
Inévitablement, le nombre de relieurs en Belgique diminue d’année en année. Ainsi que les métiers qui accompagnent cette vocation : celui de tailleur de cuir, d’affûteur de lames, de marbreur (qui pigmente les papiers de couverture en les baignant dans une cuve pour leur proposer à chaque fois des motifs différents).
Dans la salle attenante à l’atelier, Dominique Ghysel, «enfant de la maison » par sa famille maternelle, « dorer » les couvertures de cuir et les dos. Il y inscrit le titre de l’œuvre, et les décore de différents motifs. A son établi, il choisit les fonts en bronze qu’il dépose sur un petit outil appelé composteur. Chauffé, il l’applique sur le cuir d’un livre pour que le texte s’imprime. Entre le composteur et ce livre, une pellicule dorée (et non plus dorée) donne de la couleur aux initiales.
Pour plus de précision et de facilité, ce travail s’effectue debout. Dans une étagère impressionnante, des centaines d’embouts et de fers, de toutes formes et tailles, attendent leur tour. On a l’impression d’être immergé dans un musée, mais chaque objet est encore bel et bien utilisé. Patinés, ils témoignent du travail de plusieurs générations. “Ma mère et ma tante travaillaient ici, tout comme mon grand-père.dit Dominique Ghysel. Et ce n’est pas encore fini. Si le métier se raréfie, la qualité de l’œuvre produite, la beauté des ouvrages reliés et dorés témoignent de la permanence et de la noblesse du livre que le numérique, volatile et capricieux, n’atteindra jamais.
Série : les artisans qui font la Belgique (1/5)
« Une vocation, c’est avoir sa passion comme métier. » Ces mots de Stendhal prennent tout leur sens lorsqu’on interagit avec un artisan.
A la fin de l’année, Le Libre J’ai voulu en savoir plus sur ces femmes et ces hommes qui ont choisi de vivre de leur passion, parfois en se distinguant dans un monde professionnel où l’art et le savoir-faire ne sont pas toujours reconnus à leur juste valeur.
Episode 1/5, meeting with Anne-Aurélie Juge, “binder” and restorer.