Les étudiants du cégep qui s’opposent à la lecture d’ouvrages féministes, d’un roman sur les pensionnats ou au visionnage d’un film sur l’esclavage. La liberté académique est mise à mal dans les cégeps, à tel point qu’une fédération syndicale d’enseignants réclame une loi dans le réseau collégial pour mieux la protéger.
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Le vent en parle encore est un roman de Michel Jean sur les pensionnats, qui inclut le viol et le suicide.
Récemment, un étudiant s’est opposé à cette lecture, estimant que ce contenu pouvait offenser les mineurs, a déclaré au Journal une enseignante, qui a demandé l’anonymat par crainte de représailles de la part de son cégep.
Mais ceci n’est qu’un exemple parmi tant d’autres : de plus en plus d’œuvres étudiées en classe, comme le film Esclave depuis 12 ans ou les livres sur consentement, font l’objet de contestations de la part des étudiants, pour différentes raisons (voir exemples ci-dessous).
Un professeur de cégep a même été accusé de racisme par un étudiant après avoir affirmé en classe « que certains pays d’Afrique sont plus pauvres que ceux d’Amérique du Nord », peut-on lire parmi les commentaires recueillis par la Fédération de l’enseignement collégial (FEC-CSQ) parmi ses membres, lors d’une enquête sur la liberté académique réalisée récemment.
Autocensure
« Il y a vraiment un constat qui ressort, c’est qu’en général, les professeurs marchent souvent sur des œufs », affirme son président, Youri Blanchet, qui évoque un « malaise » à propos des réactions venant des élèves sur les contenus abordés en classe.
Résultat : la moitié des enseignants des cégeps disent pratiquer l’autocensure par crainte de plaintes ou de représailles. « L’autocensure fait plus de ravages que la censure institutionnelle », écrivait un enseignant dans le cadre de cette consultation.
La liberté d’expression menacée
La liberté d’expression des enseignants est également menacée, estime la fédération, alors que des enseignants ont fait l’objet de mesures disciplinaires après s’être exprimés publiquement sur des sujets indirectement liés à leur employeur.
Plusieurs administrations refusent également de permettre à leurs enseignants de s’exprimer publiquement, même à titre personnel, en identifiant leur cégep d’origine.
Pour remédier à la situation, la FEC-CSQ demande au Québec de protéger la liberté académique dans le réseau collégial par de nouvelles lois ou l’élargissement de la Loi 32 protégeant la liberté académique dans le réseau universitaire, entrée en vigueur là-bas il y a deux ans, dans la foulée de la Affaire du lieutenant-Duval à l’Université d’Ottawa.
Un cadre législatif permettrait d’imposer aux établissements collégiaux des mécanismes qui pourraient aller bien au-delà de ce qui est prévu dans les conventions collectives des enseignants, explique M. Blanchet.
Au cabinet de la ministre de l’Enseignement supérieur, Pascale Déry, on indique toutefois que l’élargissement de la liberté académique au collège «ne fait pas partie des priorités, dans le contexte où les conventions collectives encadrent cette liberté».
Les enseignants du cégep sous tension
« Un étudiant m’a accusé de discrimination et de racisme. […] Tout a commencé avec son refus de voir le film Douze ans d’esclave et son refus de l’évaluer. […] Je n’ai jamais eu de problèmes pour regarder ce film auparavant. »
“Un étudiant s’est opposé à la lecture du roman Le vent en parle encore par Michel Jeansur les pensionnats (où on parle de viol et de suicide). Il croyait que les problèmes sociaux n’avaient pas à être abordés au cégep.
« J’ai enseigné des ouvrages trop féministes aux yeux des étudiants et on m’a vivement critiqué pour cela, on m’a traitée de féministe frustrée »
Extraits de commentaires d’enseignants recueillis par la Fédération de l’enseignement collégial (FEC-CSQ) lors d’un sondage ou par La Revue lors des entretiens qu’il a menés.
Autres exemples d’œuvres vues en classe et contestées par les élèves :
- La nouvelle « L’enfance de l’art » dans Les Aurores de Montréal de Monique Proulx, qui s’occupe de la prostitution juvénile;
- Ligne brisée par Katherena Vermette, qui traite des abus sexuels ;
- Consentementde Vanessa Springora, et Marcher dans la forêtde Catherine Leroux, qui portent sur la notion de consentement ;
- Des informations soulevant la cruauté envers les animaux comme « Faust », en Temps par Ana Maria Matute, et CocoDans Contes de jour et de nuit de Maupassant;
- Le grand carnet d’Agota Kristof, sur les horreurs de la guerre.
L’auteur Michel Jean s’étonne que son roman soit contesté en classe
L’auteur et journaliste Michel Jean est « surpris » d’apprendre que son roman Le vent en parle encore » a été contesté par un étudiant du cégep en classe, même si ce travail est à l’étude depuis des années dans plusieurs écoles secondaires.
«Ça me met un peu en colère, d’une certaine manière, parce que ce roman raconte une histoire importante du Québec», raconte l’auteur de ce livre relatant l’histoire de trois jeunes envoyés dans un pensionnat autochtone après avoir été arrachés à leurs familles.
« Les gens se rendent compte qu’il manque dans les classes de gros morceaux, des chapitres importants du grand livre de l’histoire du Québec. La littérature nous permet de raconter des phénomènes sociaux, politiques et historiques importants à travers un roman, ce qui le rend souvent plus intéressant pour le lecteur », ajoute-t-il.
Il est en effet question d’un viol et d’un suicide dans l’ouvrage, des scènes inspirées de véritables agressions survenues dans des internats, mais qui ne sont pas au cœur du livre ni présentées de manière graphique, précise l’auteur.
“Il faut faire preuve de sensibilité quand on dit ces choses, mais il faut aussi être capable de les dire pour qu’elles soient entendues”, ajoute-t-il. Je pense qu’à 17 ou 18 ans, on est assez vieux pour aborder des questions qui font partie de l’histoire du Québec.»
Michel Jean se réjouit néanmoins que la direction du cégep ait appuyé l’enseignante, plutôt que de céder aux demandes de l’élève.
« Il faut écouter les critiques, mais il faut aussi prendre une décision basée sur le bon sens, et non sur la peur », dit-il.
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