Le nouveau chef-d’œuvre de Manu Larcenet

Après Combat ordinaire, explosion et l’adaptation du roman de Philippe Claudel Le rapport de Brodeckle dessinateur français Manu Larcenet crée un nouveau chef-d’œuvre en se l’appropriant La routeun roman époustouflant de Cormac McCarthy qui a remporté un prix Pulitzer en 2008.

Cette rencontre au sommet qui constitue l’adaptation extraordinaire pourrait bien être pour ma part le dernier titre de l’année 2024. Parce qu’il serait inutile de publier autre chose après un tel album, tant la gifle est puissante. Sans l’ombre d’un doute, La route de Larcenet est très en avance sur le chemin des prix, laissant derrière lui les 6 000 titres qui seront publiés sur le vieux continent cette année.

Alternant projets humoristiques et sombres pour une question d’équilibre, Larcenet était à la recherche d’un nouveau projet après la sortie de son excellente trilogie. Thérapie de groupe, où les deux pôles convergent en un fabuleux point de fuite. Pourquoi reprendre le chemin de l’adaptation ? « J’ai tellement puisé dans ma vie pour mes récents albums, j’ai tellement travaillé qu’il me semblait juste de mettre mon dessin au service de la parole des autres. » Il souhaite d’abord mettre en images Le pays des marées par Amitav Ghosh. Sans réponse des éditeurs, il reçoit alors un exemplaire d’un collègue de Dargaud de La route par Cormac McCarthy. « J’avais vu le film que j’avais beaucoup aimé, ainsi que Il n’y a pas de pays pour les vieillards, rien de plus. Je pensais – à tort – que ce roman était anonyme », avoue-t-il. « Pour la première fois de ma vie, j’ai dû écrire une lettre de motivation adressée à McCarthy. Nous étions trois artistes à soumissionner. J’ai compris! »

De cendres et de fureur
Au cœur de cette histoire dystopique où un père et son fils parcourent une route menaçante dans l’espoir de trouver au bout refuge auprès d’une communauté de survivants, la prose de McCarthy se concentre principalement sur la description. Les dialogues sont courts et peu nombreux. Le rythme est époustouflant. « J’ai d’abord écrit l’histoire à la première personne, mais j’ai vite changé d’avis, car j’avais tort. Ce qui était compliqué était de comprendre la notion de temps qui passe dans cette succession de croquis. Comme il y a peu de texte, j’ai voulu noyer le lecteur dans une surabondance graphique. Question de se mettre en phase avec le rythme du roman. » Alors qu’un artiste vise généralement à simplifier dans sa pratique, Larcenet fait le choix délibéré de l’abondance visuelle. Ainsi, chaque coffret nous aspire comme une gravure de Gustave Doré.

S’il explore le potentiel de l’humidité des montagnes dans son adaptation de Le rapport de Brodeck, Larcenet se mesure cette fois aux nombreuses possibilités graphiques du frêne. « J’ai travaillé dur, car au début, c’était trop propre. J’ai donc effacé les pieds des personnages, comme s’ils marchaient sur un nuage. » Oscillant généralement entre un trait réaliste et caricatural – par exemple, le protagoniste de explosion n’a-t-il pas un nez comme Edmond Rostand ? –, il choisit plutôt un réalisme intégral, et donc la monotonie. « Je devais ancrer les personnages dans le monde réel. Le dessin réaliste est terrible ! “, il rit. « En plaçant mes personnages au niveau des pages, on a l’impression d’un couvercle qui les pèse. » Ce monde d’après s’apparente heureusement autant aux tranchées de la Première Guerre mondiale qu’il avait explorées vingt ans plus tôt Une aventure incroyable de Vincent Van Gogh : La ligne de front comme des univers hollywoodiens sublimés et inaltérables. L’angoisse nous prend à la gorge dès le premier panneau et ne nous quitte plus, même peu de temps après avoir tourné la dernière page.

Les grands maîtres
Formé aux arts appliqués et non aux beaux-arts comme la grande majorité de ses amis ayant emprunté la voie académique, Manu Larcenet ne se lasse pas de fréquenter les grands maîtres, vers lesquels il multiplie les références et les clins d’œil depuis ses débuts. « Nous avons tellement à apprendre d’eux. J’adore passer des journées entières à me perdre dans leurs œuvres dans les musées. » Mais il n’y a pas que les peintres qui l’inspirent. L’immense illustrateur Sempé fait partie de ses influences. Il s’accorde également une liberté à l’égard du co-auteur du Petit Nicolas en l’invitant autour de quelques places. « À un moment donné de l’histoire, l’enfant, qui ne connaissait pas le monde auparavant, interroge son père sur les oiseaux. Je voulais en insérer, mais je ne pouvais pas. Ensuite, l’idée d’insérer la couvertureEnfances de Sempé au détour d’une cabane est venu vers moi. »

A ce moment précis, l’artiste réalise ce que McCarthy n’osait même pas faire : lui insuffler de la beauté. Quiconque s’interroge encore sur la nécessité de l’art n’y trouvera plus rien à redire. Ce passage nous plonge dans un moment de suspension émouvant et vertigineux. « Je suis étonné que ça marche, je pensais que peu de gens verraient mon adaptation. Par quel miracle y suis-je arrivé ? » C’est là toute la mesure du génie du dessinateur : quant à Le rapport de Brodeck, il nous fait oublier qu’il adapte une œuvre. Il le sublime, se l’approprie. Nous sommes à Larcenet, et rien d’autre. Qu’aurait pensé McCarthy ? « J’avais terminé une trentaine de pages lorsque j’ai appris son décès. J’ai reçu cela comme un coup de massue, car il ne serait plus là pour me le dire si je le trahissais. » Nul doute que le grand romancier ne l’aurait pas nié. Route. Peut-être même aurait-il envié l’intelligence graphique dont Manu Larcenet faisait preuve. A l’occasion de la parution de l’album, les éditions Points proposent une version cartonnée du roman, agrémentée d’une vingtaine d’illustrations tirées de la bande dessinée. Impossible de ne pas voir dans cette décision éditoriale un début de réponse.

Photo : © Rita Scaglia
Extraits tirés de La route (Dargaud) : © Manu Larcenet

 
For Latest Updates Follow us on Google News
 

PREV En Creuse, la librairie Vies minuscules propose désormais des livres d’occasion
NEXT Steiner du côté de la fiction