Un livre révèle l’étendue de la discrimination contre les compositrices

Un livre révèle l’étendue de la discrimination contre les compositrices
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Les compositrices sont encore invisibles et leur musique est rarement jouée. Un livre décortique les problèmes de pouvoir qui maintiennent les femmes dans le silence. Entretien avec deux chercheurs de l’Université de Fribourg.

L’ouvrage Les Silences de la musique : écrire l’histoire des femmes compositrices évoque notamment la force de caractère de Sofia Goubaïdoulina, compositrice russe qui n’a cessé de défendre une ligne exigeante et anticonformiste, malgré les contraintes et difficultés matérielles sous le joug. régime autoritaire du régime soviétique. © Clé de voûte

L’ouvrage Les Silences de la musique : écrire l’histoire des femmes compositrices évoque notamment la force de caractère de Sofia Goubaïdoulina, compositrice russe qui n’a cessé de défendre une ligne exigeante et anticonformiste, malgré les contraintes et difficultés matérielles sous le joug. régime autoritaire du régime soviétique. © Clé de voûte

Publié le 26/04/2024

Temps de lecture estimé : 5 minutes

Cathy Berberian, que l’on associe uniquement à son mari ou à ses talents d’interprète ; Anna Maria Mozart, qui aurait certainement été aussi talentueuse que son frère si on ne l’avait pas empêchée de composer ; Fanny Mendelssohn, qui reste « la sœur de » ; Kaija Saariaho, qui a fait l’objet, jusqu’à sa mort en 2023, de commentaires sexistes et désobligeants dans la presse : les compositrices ne jouent pas à armes égales dans le monde de la musique classique. Et pourtant, à toutes les époques, les femmes ont composé de la musique. Elles sont nombreuses. En témoigne avec force l’ouvrage co-édité par Delphine Vincent, professeure d’enseignement et de recherche en musicologie, et Pauline Milani, lectrice en histoire contemporaine, toutes deux à l’Université de Fribourg.

En 2022, la musicologue et l’historienne ont organisé un colloque interdisciplinaire, le premier à l’échelle suisse, pour porter un regard féministe sur la place des femmes dans le canon musical. L’ouvrage issu des contributions du colloque est intitulé Les silences de la musique : écrire l’histoire des compositrices. Il montre, exemples à l’appui, comment les productions des compositrices ont été rendues invisibles et pourquoi, encore aujourd’hui, leur musique n’est pas considérée comme digne d’intérêt.

Le chiffre est frappant : en Suisse, seulement 2,3% des œuvres interprétées lors de la saison 2018-2019 dans les programmes de concerts, d’orchestres, d’opéras ou de festivals classiques ont été écrites par des compositrices. A l’international, c’est à peine mieux (7%). Décryptage.

Compte tenu de la grande inertie du répertoire classique, ce chiffre montre une très grande marge de progrès…

Delphine Vincent (DV) : De temps en temps, sur une saison, on dépasse les 7 %, puis la proportion redescend. À l’OCL par exemple, le chef d’orchestre Joshua Weilerstein s’est montré très engagé sur la question des compositrices. Mais dans la saison qui vient d’être dévoilée, sur une cinquantaine d’œuvres, on n’en compte que deux de compositrices. Aujourd’hui encore, c’est un métier qui reste très masculin, mais ces chiffres ne reflètent pas la proportion de femmes dans ce métier, ne serait-ce que par rapport aux diplômées des classes de conservatoire. Il y a un facteur de discrimination à l’œuvre dans les choix de programmation.

Pauline Milani (PM) : Tout au long de l’histoire, les femmes se sont heurtées à trois grands obstacles dans leur accès à la composition. Cela commence par l’accès à la formation : l’entrée dans un conservatoire était interdite jusqu’au milieu du XIXe siècle.e siècle. Ceux qui ont accédé eux-mêmes à la formation étaient issus d’une famille de musiciens. Un autre frein est sociétal : il faut du soutien pour se jouer. Sans oublier les obstacles dus au mariage et aux normes : une femme n’était pas légitime dans ce milieu. La troisième barrière est liée au canon : comment une œuvre s’intègre-t-elle dans l’histoire de la musique ? Même les femmes qui ont franchi les deux premières barrières, qui ont pu s’entraîner, être jouées, n’ont pas été prises en compte par les historiens de la musique, elles ont été effacées du canon, il faut donc les redécouvrir. Nous montrons que ceux qui sont connus aujourd’hui, qui sont établis, qui ont réussi, sont encore passés par des écueils liés à leur genre.

« Aujourd’hui encore, le « génie » est associé au masculin. C’est un mot que j’interdis”
Delphine Vincent

Que devrions-nous faire de ce canon, si nous l’apprécions sincèrement ?

VID : Nous pouvons garder l’amour de la musique. Il ne s’agit pas pour nous de faire exploser tout le canon, mais de replacer les œuvres dans leur contexte de production et de réception.

Et pour remettre en question, par exemple, ce stéréotype selon lequel seuls les symphonies et les concertos sont de « grandes » œuvres…

MP : Il y a beaucoup à dire sur les genres musicaux et leur appréciation. Qui a décidé que certains genres étaient plus importants que d’autres ? Les genres considérés comme les plus importants sont dominés par les hommes, tandis que les genres dominés par les femmes sont considérés comme mineurs. Pour quoi?

VID : Dans le 19ème sièclee siècle, la production des femmes se cantonnait aux salons, elles écrivaient de la musique pour piano qu’elles pouvaient jouer, elles chantaient parfois des lieder. Cela ne dérangeait pas trop, le salon était un espace privé. L’espace public par excellence était le concert symphonique.

MP : De là à dire qu’ils n’en étaient pas capables ? Il faut revenir aux conditions matérielles et décortiquer les relations de pouvoir.

VID : L’opéra a aussi longtemps été inaccessible aux femmes. Aujourd’hui, les femmes écrivent des opéras, mais on est loin de la parité dans les institutions traditionnelles. Et si on creuse plus profondément, il y a des compositrices surtout dans les opéras destinés aux enfants, les stéréotypes vont jusque-là.

Comment se sont développés ces rapports de pouvoir ?

MP : Nous sommes toujours dépendants des modes de pensée qui ont fleuri au XIXe siècle.e siècle, mais qui remontent plus loin. A la femme est assigné un rôle de reproduction, à l’homme un rôle de création. Une femme pouvait être l’interprète de la musique, mais l’homme était le compositeur. Ces représentations culturelles perdurent aujourd’hui.

VID : Notamment dans la notion romantique de « génie ». Même aujourd’hui le « génie » est associé au masculin, il ne peut s’appliquer à une femme. Personnellement c’est un mot que je bannis.

Le défi du maintien de l’œuvre de Caroline Charrière au répertoire

Une compositrice fribourgeoise a pu, en partie, vivre de la composition : Caroline Charrière. La musicologue Delphine Vincent rappelle qu’elle “a été jouée, qu’elle s’est implantée au-delà de sa région, qu’elle a réussi malgré les embûches”. Ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il restera inclus dans l’annuaire. Après la période des hommages, sera-t-il encore défendu par les dirigeants, les programmateurs ? La musicologue Irène Minder-Jeanneret travaille actuellement à sa biographie, tandis qu’un colloque international se tiendra à Fribourg en octobre : « Ce sera le premier colloque musicologique consacré à une compositrice en Suisse ! selon Delphine Vincent. Même dans le domaine de la recherche universitaire, le plafond de verre persiste : les compositrices sont peu étudiées. Et pour analyser leurs œuvres et les situer dans l’histoire générale de la musique, encore faut-il que les partitions soient publiées et que les enregistrements existent.

>Delphine Vincent, Pauline Milani (réal.), Les Silences de la Musique : écrire l’histoire des compositrices, Éd. Slatkine, 142 p.

 
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