PORTRAIT. De la fatwa à l’attaque au couteau, Salman Rushdie, l’écrivain qui n’a pas baissé les bras

« Alors c’est toi, te voilà. » Le 12 août 2022, dans l’amphithéâtre du Chautauqua Institute, dans l’ouest de l’État de New York, l’écrivain Salman Rushdie a vu un homme vêtu de noir se précipiter vers lui. “arrive vite et bas”comme un « missile accroupi »il raconte à la chaîne américaine Actualités CBS.

Depuis des années, l’écrivain imagine cette scène. Un homme se lève lors d’un événement public et se jette sur lui. C’est devenu réalité. C’est maintenant un roman, Le couteau, où l’écrivain de 76 ans raconte son attaque par Hadi Matar. Un Américain de 24 ans d’origine libanaise soupçonné d’être un sympathisant de la République islamique d’Iran. Il n’était même pas né lorsqu’en 1989, l’ayatollah Khomeini, alors chef de l’Iran, prononça la condamnation à mort de Rushdie sous la forme d’une fatwa. L’année où la vie et le destin de Salman Rushdie ont basculé.

Le nouveau livre de Salman Rushdie, « Knife », dans une librairie de Los Angeles, en Californie, le 15 avril 2024. | GILLES CLARENNE/AFP
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Le nouveau livre de Salman Rushdie, « Knife », dans une librairie de Los Angeles, en Californie, le 15 avril 2024. | GILLES CLARENNE/AFP

Nourrie par les légendes indiennes

L’écrivain est né à Bombay en 1947, année de l’indépendance de l’Inde. Il a grandi dans une famille musulmane laïque très riche. « Mon grand-père gagnait beaucoup d’argent dans l’industrie textile. Mon père était son seul héritier. »il se souvient dans une interview avec Culture française. Un père fasciné par l’Islam mais rempli de scepticisme à l’égard de la religion.

L’imaginaire du jeune Salmane se nourrit des grandes légendes indiennes, Schéhérazade et Mille et une nuitsque son père lui raconte autant sur la littérature britannique, notamment Peter Pan. À l’âge de 13 ans, il part étudier au Royaume-Uni au Rugby. Il y découvre le froid… et le racisme. Un déracinement aussi, qui nourrira une partie de son œuvre. Sa vocation d’écrivain prend forme au King’s College de Cambridge.

En 1975, il publie son premier roman, Grimus, un conte fantastique au mieux critiqué et au pire ignoré par la critique. Rien à voir avec l’accueil réservé à Les enfants de minuit. Cette fresque historique suit le destin d’un Indien depuis l’indépendance de son pays jusqu’à la fin des années 1970. Rushdie remporte le Booker Prize, l’un des prix littéraires anglophones les plus prestigieux.

Lire aussi : Rushdie ne veut plus être l’homme de la fatwa

Quelques pages enflamment le monde musulman

Devenu l’un des chouchous des milieux littéraires, Salman Rushdie fait partie de la jeune garde du roman britannique, aux côtés de Martin Amis et Graham Swift. Jusqu’en 1988 et la parution de son quatrième roman, Les versets sataniques un roman qui se concentre avant tout sur le déracinement de l’immigré.

Dans cet ouvrage, Rusdhie mélange l’actualité récente, sa propre histoire et des faits historiques inspirés de la vie du prophète Mahomet. Dans le deuxième chapitre (quelques dizaines de pages sur plusieurs centaines), Salman Rushdie met en scène le prophète Mahound, personnage vaguement ridicule, maltraité par Satan, qui prêche la croyance en d’autres divinités qu’Allah, avant de reconnaître son erreur.

De quoi enflammer le monde musulman. Le livre est interdit dans de nombreux pays, à commencer par l’Inde où son auteur est né. Viennent ensuite l’Afrique du Sud, le Pakistan, l’Égypte, l’Indonésie…

Le 14 janvier 1989, le roman a fait l’objet d’un autodafé à Bradford, au Royaume-Uni. “ De toutes les ironies, la plus triste est d’avoir travaillé pendant cinq ans pour donner la parole […] à la culture de l’immigration […] et de voir mon livre brûlé, le plus souvent sans avoir été lu, par ceux-là mêmes dont il parle. »a écrit l’écrivain.

Un mois plus tard, le 14 février, l’ayatollah Khomeini, guide de la révolution iranienne, lançait une fatwa contre Salman Rushdie, accusé de « blasphème » et d’« apostasie ». Il précise qu’il appartient désormais à chaque musulman d’exécuter l’écrivain et ses éditeurs.

Des partisans pro-iraniens du Hezbollah manifestent dans une banlieue sud de Beyrouth contre Salman Rushdie, le 26 février 1989. | NABIL ISMAIL/AFP
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Des partisans pro-iraniens du Hezbollah manifestent dans une banlieue sud de Beyrouth contre Salman Rushdie, le 26 février 1989. | NABIL ISMAIL/AFP

Une vie cachée

Poursuivi par des tueurs et en danger de mort, Salman Rushdie se retrouve contraint de mener une vie cachée. Il est placé sous protection policière et change régulièrement de résidence. Des années de fuite qu’il racontera plus tard à la troisième personne dans Joseph Antoineson pseudonyme de l’époque.

À partir de 1993, il multiplie les voyages et les apparitions publiques, tout en restant sous la surveillance du gouvernement britannique. “Je mène deux vies : l’une assombrie par la haine et empêtrée dans cette histoire sinistre, que j’aimerais oublier, et la vie d’un homme libre, faisant librement son travail”il a témoigné à l’époque.

En 1991, son traducteur italien a été poignardé à Milan mais a survécu. La même année, son traducteur japonais, Hitoshi Igarashi, meurt dans une attaque au couteau à l’université où il travaillait. En 1993, son éditeur norvégien a été abattu à plusieurs reprises à Oslo.

En 1998, le président réformateur iranien Mohammad Khatami voulait clore le chapitre des versets sataniques et affirmait que l’affaire était “complètement terminé”. Mais personnalités religieuses et députés s’en tiennent aux positions de Khomeiny et appellent les musulmans à appliquer malgré tout la fatwa. En 2005, le guide suprême Ali Khamenei a réaffirmé que l’assassinat de Salman Rushdie restait autorisé par l’Islam.

Salman Rushdie lors d’un entretien avec « Ouest-France » à Paris, le 8 septembre 2016. | ARCHIVES MARC OLLIVIER/OUEST-FRANCE
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Salman Rushdie lors d’un entretien avec « Ouest-France » à Paris, le 8 septembre 2016. | ARCHIVES MARC OLLIVIER/OUEST-FRANCE

Tournez la page à New York

En attendant, Salman Rushdie a décidé de quitter l’Europe et la protection policière permanente pour les Etats-Unis afin de retrouver une vie normale. Il s’installe à New York, une ville où les frontières sont floues, où l’on n’est pas mis dans une boîte avec le mot « écrivain » sur le couvercle. Il suffit de passer deux semaines à New York pour se sentir comme un New-Yorkais ! »il s’est enthousiasmé Télérama En 2008.

Salman Rushdie redécouvre une vie sociale : sortir dîner, aller voir un film ou un match de baseball… On le voit même apparaître dans Le journal de Bridget Jones où il joue son propre rôle.

Mais son nom sent encore le soufre dans le monde musulman. En juin 2007, la reine Elizabeth II lui confère le titre de chevalier, provoquant notamment la colère du Pakistan, de l’Égypte, de l’Afghanistan et de l’Inde. L’Iran condamne évidemment, rappelant que la fatwa est toujours en vigueur.

Ne sois pas seulement l’homme d’une fatwa

Ciblé par Al-Qaïda au même titre que les caricaturistes danois et Charlie Hebdo Salman Rushdie a tout fait pour ne pas se laisser enfermer par l’islamisme. « Cela fait dix-sept ans que cette histoire est terminée ! Je ne veux plus être celui avec une fatwa accrochée au visage »il a répété à Ouest de la France en 2016.

Auteur d’une quinzaine de romans, de récits pour la jeunesse, de nouvelles et d’essais, Salman Rushdie est pourtant devenu au fil des années un symbole de liberté d’expression. Un chiffre qu’un “Idiot qui a imaginé des choses sur moi » – ses mots pour décrire son agresseur – voulait tuer en 2022.

A CBSSalman Rushdie a expliqué qu’il ne souhaitait pas initialement écrire sur l’attaque, afin de ne pas être réduit à cet événement comme il a pu l’être après l’attentat. Versets sataniques et la fatwa. Il est depuis revenu sur les lieux de son attaque. « J’ai ressenti, je l’avoue, une petite touche de triomphe d’être là. » Avoir réussi à écrire ce livre en est une autre.

 
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