On en parle beaucoup dans le monde du cinéma, mais la question du consentement agite aussi le monde littéraire. La preuve avec deux lectures chocs, deux témoignages de femmes qui tentent de comprendre.
Sarah Lambot de la Bibliothèque de Bièvre : “J’anticipe un peu la Journée des droits des femmes en présentant deux ouvrages dans lesquels les voix littéraires féminines s’élèvent avec force. Des voix qui se mettent à nu en tentant de mettre des mots sur l’indicible : des tranches de vie féminine marquées par la violence (physique et psychologique) et le non-consentement. Au programme de cette chronique, deux lectures chocs. Deux témoignages de femmes tentant de comprendre ce qui leur est arrivé à des moments où leur intégrité morale et physique, leur féminité, leur identité étaient gravement atteintes.
– «tigre triste» de Neige Sinno, Éditions POL, 2023
Lauréat du Prix Femina 2023, « Tigre triste » est un livre témoignage où l’auteure, Neige Sinno, lève le voile sur sa propre vie, marquée dans son enfance par les viols perpétrés par son beau-père. Mettre des mots sur le mal, écrire « utile » et écrire « juste » : le souci constant de l’auteur dans cet ouvrage. Écrire utile : non pas pour enseigner, pour moraliser, mais pour tenter (car ce sera toujours un échec) de capter l’essence du mal par les mots : un exercice impossible par définition (qu’est-ce que la vérité universelle ?), mais nécessaire.
Oscillant entre récit autobiographique et essai, « Sad Tiger » est un texte hybride, indescriptible, inclassable. Si l’inceste subi par l’auteur constitue le cœur du texte, il ne peut y être résumé. Les faits ne sont que les fils utilisés par Neige Sinno pour tisser un raisonnement, une réflexion analytique et foisonnante sur l’âme humaine déraillée et ses dommages collatéraux. Cette pensée prend vie, rassemble une multitude de références (artistiques, littéraires), entraîne le lecteur dans une réflexion profonde sur le bien, le mal, l’art, l’écriture, la noirceur qui sommeille en chacun de nous.
Avec « Sad Tiger », Neige Sinno nous propose un livre punchy. Difficile, intelligent, dénué de manichéisme et de voyeurisme : un texte important, à recommander aux lecteurs qui aiment la réflexion sur les questions de société, l’écriture habile et les récits autobiographiques.
– «Le consentement» de Vanessa Springora, Grasset, 2020
Publié à l’aube de 2020, cet ouvrage a été actualisé en 2023 grâce à la sortie, en salles, de « Consentement », le film éponyme car né de l’adaptation cinématographique du roman. Avec Jean-Paul Rouve, Laetitia Casta et Kim Higelin (dans le rôle de la jeune Vanessa Springora), ce film a remis sur le devant de la scène « l’affaire Matzneff ».
Dans les années 1980, l’influence exercée par l’écrivain, jouissant d’une notoriété et d’une aura considérables dans le domaine des lettres, sur la jeune Vanessa Springora est révélée publiquement dans un épisode de l’émission littéraire « Apostrophes » où Bernard Pivot interroge avec légèreté Gabriel Matzneff sur son appétit. pour les jeunes filles, devant une Geneviève Bombardier (journaliste québécoise) indignée ; et derrière cela, l’émergence, à l’époque, d’un questionnement féministe autour de la notion de consentement.
Dans « Consentement », Vanessa Springora dresse un instantané de la société littéraire française à un moment donné (la fin des années 1980) au prisme de son histoire personnelle (la relation entretenue durant son adolescence avec G. Matzneff, de 36 ans son aîné). ). Peinture donc d’une société post-soixante-huitième encore pétrie du slogan « vivre sans temps mort, jouir sans entrave », une société au cœur de laquelle Vanessa Springora vivra cette relation qu’elle pensera d’abord consentie et émancipatrice.
Avant de le regarder, 30 ans plus tard, avec l’œil d’une femme désormais traversée par les années, l’expérience, les yeux grands ouverts sur les dérives de ce système que dénoncent aujourd’hui avec fermeté les femmes de la génération #MeToo.
Circonstant, implacable, habité par le fantôme d’une douleur sourde, le récit de Vanessa Springora pose un regard dur mais nécessaire sur l’affaire Matzneff, le microcosme de l’écriture et de l’édition, les années 80, la notoriété qui permet tout même le pire, la féminité et la sexualité en l’épanouissement, l’obsession amoureuse, l’effet « pygmalion » aussi, et la notion de consentement, évidemment. Une lecture déroutante, parfois révoltante, mais qui éclairera la pensée de ceux qui souhaitent s’interroger sur les dérives d’une époque.