Le Forum économique mondial (WEF) s’est tenu à Davos du 20 au 24 janvier. La question se pose de l’empreinte carbone du sommet, en raison des nombreux jets privés de ses participants qui affluent vers la Suisse. Une critique régulièrement balayée par le lobby des affaires européennes, pour qui les jets privés ne représenteraient que « 2 % des émissions de l’aviation civile qui, elle, est responsable de 2 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, soit 0,04 % des émissions mondiales ».
Dans ces conditions, les jets privés – luxe de certains – seraient-ils un luxe que l’on pourrait finalement s’offrir ? Ou, si l’on suit la logique des militants pour le climat, s’agit-il avant tout de la cinglante démonstration de l’égoïsme des riches ? Pour trancher, il faut d’abord revenir sur ce que l’on entend par « jet privé » et sur les évolutions contemporaines de ce transport aérien de luxe.
Commençons par expliquer ce que nous entendons par « jet privé », terme qui recouvre différentes réalités. La gamme d’avions utilisée va du « pocketjet », doté d’un seul réacteur léger, à l’avion de ligne transformé, comme le Boeing 757 de Donald Trump. Entre les deux, on retrouve toute la gamme d’appareils livrés par Dassault (France), Pilatus (Suisse), Dornier (Allemagne), Embraer (Brésil), Bombardier (Canada), Cessna, Gulfstream, Lockheed ou Beechcrat (Etats-Unis). . Le marché est encore plus large si l’on inclut les turbopulseurs, les appareils à hélices à grand rayon d’action parfois luxueusement équipés, voire certains hélicoptères.
Le statut du propriétaire de l’engin fournit d’autres informations : jet privé acheté ou loué, propriétaire privé ou avion taxi, propriété de l’État… En effet, les deux tiers des 26 000 jets privés sont domiciliés aux Etats-Unis. Comme ils sont plus petits, ils utilisent dix fois plus d’aéroports que les avions de ligne et peuvent assurer une desserte bien plus fine d’un territoire national vaste et dépourvu de trains à grande vitesse. Avec à la clé, des enjeux économiques considérables. On se souvient qu’Elon Musk avait, avec son Hyperloop, fait campagne – avec succès – pour avoir un projet de TGV dans le quartier californien.
Un couple Falcon 10x de plus de 33 mètres de long vendu 75 millions d’euros semble trop modeste à certains clients ? Dans ce cas, les avions de ligne peuvent être transformés à la demande et devenir des palais volants. Créée à Bâle en 1967, la société Jet Aviation est le leader mondial sur ce segment de marché, sur lequel elle opère en toute discrétion. En comparaison, certains usages semblent presque raisonnables : par exemple, le nouvel Airbus A321LR à long rayon d’action transformé en hôtel de luxe par le groupe hôtelier canadien Four Seasons. Il n’embarque alors que 52 passagers, contre 244 au maximum pour les appareils achetés par les compagnies aériennes traditionnelles. Le principe de ces croisières de luxe est d’offrir la possibilité de découvrir des lieux remarquables disséminés sur des milliers de kilomètres au cours d’un même circuit touristique.
Usages multiples et grande discrétion
Les missions dévolues à tous ces avions sont diverses. Ils sont utilisés par le monde des affaires et les hommes politiques de haut rang, pour la surveillance civile et militaire, par les touristes fortunés ou par l’élite sportive. Ainsi, le septuple champion du monde de Formule 1 Lewis Hamilton avait acquis un Challenger 605 chez Embraer pour 23 millions de dollars en 2013, avant de le revendre en 2019 afin, dit-il, de « réduire son empreinte carbone ». Les avions privés privilégient également les aéroports plus ou moins dédiés, comme celui du Bourget, à Paris, le premier d’Europe. Un petit aéroport comme celui d’Oxford a aussi tiré le coup. Son tracé principal de 1.552 km peut certes accueillir des moyen-courriers comme l’Airbus A320 pour des vols charters, mais ses activités essentielles concernent le luxe. “Discrétion et anonymat assurés lors des visites de routine de célébrités, de chefs d’État et royales”, indique l’aéroport sur son site Internet. Son héliport assure des liaisons directes avec celui de London Battersa. L’aéroport est au cœur de la « campagne anglaise », c’est-à-dire dans un univers résidentiel, voire aristocratique, aux prestations haut de gamme.
Oligarchie et pollution de l’air.
Selon une étude de 2020, 1 % de la population mondiale est responsable de 50 % des rejets de CO2 liés à l’activité aérienne. Parallèlement, en cinq ans, les émissions de gaz à effet de serre de l’aviation privée ont augmenté de 46 %. Avec l’augmentation du nombre de milliardaires à l’Est notamment, l’avenir semble mal engagé. Par ailleurs, aux États-Unis, plusieurs programmes ont relancé l’idée d’un jet supersonique relativement petit. Et ce alors que la consommation de carburant de ces avions augmente de manière disproportionnée avec leur vitesse. Dans ces conditions, que faire ? Interdire les jets privés ? Placer des quotas ? Impôt? Qui pourrait réussir à réguler un moyen de transport qui relève d’un libéralisme de plus en plus effréné, avec un président des Etats-Unis pour qui le réchauffement climatique est « un canular » ?
-Seule l’Organisation de l’aviation civile internationale (OCAI) allume un prix timidement bas en fixant un premier objectif à l’horizon 2030. Il s’agirait d’utiliser 5% de « kérosène vert » -ou Sustainable Fuel Aviation (SAF)- pour l’aviation civile, en attendant plus. Le secteur aérien table sur une réduction de 70 % de ses émissions d’ici 2050. Un vœu pieux ? Récemment, l’Ademe [l’agence française de la transition écologique] a souligné qu’en cas de forte augmentation du trafic aérien (de l’ordre de 70%, comme l’anticipent les professionnels du secteur), il serait difficile de répondre à la demande de kérosène vert sans risquer de pénaliser les autres secteurs d’activité. L’« effet rebond » du transport aérien dans les décennies à venir contribuerait également à effacer ces gains.
Jets privés et paradis fiscaux.
Le monde de l’aviation d’affaires, c’est aussi celui des paradis fiscaux, du trafic divers et des trafiquants de drogue. Il est possible de mettre sa fortune hors de vue grâce aux jets privés. Ainsi, en février 2022, la Russie a enregistré plus de 1000 vols privés en provenance du pays, avec un pic d’activité de 300 mouvements entre le 24, jour de l’attaque russe contre l’Ukraine, et le 27 février. Les vols se sont dispersés dans 52 pays, mais la France en a accueilli 105, principalement à Nice, en Suisse 104 (Genève), au Royaume-Uni 71 (Londres). Viennent ensuite Vienne, Helsinki et Chypre, puis, hors d’Europe, Dubaï et les Maldives. Ces chiffres, issus du site Flightradar24, livrent une cartographie des lieux de prédilection des oligarques et autres riches Russes.
En 2018 déjà, l’Union européenne avait adressé une lettre de mise en demeure au Royaume-Uni pour pratiques abusives en matière de TVA. L’UE a ensuite visé l’île de Man, dans la mer d’Irlande et propriété du roi Charles III, où plus de 400 avions ont été recensés comme étant des jets d’affaires, soit le double du nombre affiché par le Royaume-Uni. Cela classe l’île au sixième rang mondial, derrière les États-Unis, de loin en nombre, le Brésil, le Mexique, le Canada et l’Allemagne. La simplicité est remarquable : il suffit d’atterrir à Man avec un avion neuf et d’y rester deux heures pour être enregistré, sans aucune charge fiscale. Le Brexit a mis fin aux souhaits de l’UE. Pour un cabinet d’avocats britannique, la libération de l’UE par le Royaume-Uni a ouvert « une nouvelle voie d’opportunité » pour l’île de Man.
Instruments de l’économie illégale.
Depuis longtemps, dans les Caraïbes, des bateaux de pêche et même des sous-marins sont utilisés pour exporter de la drogue vers les États-Unis. Mais dès 2019, les garde-côtes des États-Unis ont marqué des points contre le trafic maritime de drogue en provenance d’Amérique latine. Depuis, les avions privés ont pris le relais. Les narcotrafiquants achètent des avions d’affaires qui ont perdu leur autorisation de vol vers l’Amérique du Nord en raison des normes de bruit de plus en plus restrictives qui ont accéléré le retrait des vieux avions d’affaires, même lorsqu’ils sont en parfait état de vol. Ils sont ensuite vendus en Amérique latine pour environ 1 % du prix neuf. Selon une enquête menée par Washington Post les trafiquants sont assez riches pour abandonner des avions à 1 million de dollars et payer les pilotes jusqu’à 500 000 dollars par vol. En 2020, les autorités guatémaltèques ont retrouvé dix corps de pilotes tués lors de blanchiments et de décollages manqués.
Les cartels de la drogue sont associés à des expéditions importantes et les contrôleurs aériens sont corrompus par les trafiquants. Au Mexique et au Guatemala, les avions empruntent des pistes précaires de la forêt tropicale. Ils volent de nuit à basse altitude pour ne pas être repérés par les radars militaires. Guidés par des drones, ils surgissent, chargent les marchandises et les redécollent illégalement. A l’arrivée, les Etats-Unis offrent une palette de 2 500 aéroports en général peu surveillés où 330 000 pilotes exercent un puissant lobby pour la liberté de voyager sans contrainte, via par exemple l’Aircraft Owners and Pilots Association (AOPA).
Entre jets privés et citoyens ordinaires, la fracture est-elle consommée ? En 2022, Greenpeace France a déposé un char à voile devant le Parc des Princes après la protubérance de Christophe Galtier, l’entraîneur du PSG ; A la question d’un journaliste lui demandant pourquoi son club n’a pas pris le train mais l’avion pour aller à Nantes, il a répondu qu’il pensait “à un tank”… C’est évident que les jets privés sont un symbole** qui se cristallise – à juste titre – la colère des ONG qui défendent le climat. Il est tout aussi évident que ces critiques glissent comme l’eau sur les plumes d’un canard pendant une poignée de quelques heureux.