« Le wokisme est sans doute lié au fait que le numérique nécessite des réponses oui/non »

« Le wokisme est sans doute lié au fait que le numérique nécessite des réponses oui/non »
« Le wokisme est sans doute lié au fait que le numérique nécessite des réponses oui/non »

Votre constat est clair : « Nous vivons une rupture anthropologique profonde », écrivez-vous.

Il suffit de sortir de chez soi pour constater que, dans les rues de nos villes, presque tout le monde est concentré sur son téléphone portable. Et c’est la même chose dans les restaurants, dans les trains. Les anciens lieux de sociabilité que sont les transports en commun et les cafés, où l’on interagissait avec les autres, où l’on faisait connaissance, ont aujourd’hui disparu. Quand quelqu’un vous parle dans un train, c’est tellement inattendu que c’en est presque choquant : ce n’est plus notre norme. Sur nos lieux de travail, les pauses nous permettaient de faire connaissance, nous accueillions de nouvelles personnes, nous échangeions des nouvelles. Aujourd’hui, tout le monde se précipite pour taper sur son téléphone. Difficile de ne pas y voir une rupture anthropologique. Mais mon approche n’est pas morale. C’est un constat que tout le monde peut faire, même la personne la plus élogieuse envers les technologies ne peut le nier.

A l’inverse, la conversation « n’est pas seulement une transmission d’informations, elle est avant tout une reconnaissance mutuelle visant à inventer un art d’être ensemble ». Est-ce ce que nous perdons ?

Bien sûr, il reste des petites choses : quand on croise son voisin en sortant de chez soi, on le salue, on échange quelques mots sur la météo. On entre alors dans l’univers numérique, qui est un univers désincarné, sans présence, sans visage. Alors qu’autrefois, la conversation, même avec des inconnus, permettait de reconnaître que nous étions hommes et femmes ensemble, que nous existions. Il y avait le plaisir de se parler, et de multiples raisons d’échange, souvent très triviales. En tant que personne qui travaille sur les comportements à risque chez les jeunes, je constate que la souffrance des adolescents n’a jamais été aussi grande. Jamais le sentiment d’isolement n’a atteint de telles proportions chez les étudiants, même si l’on nous dit que nous n’avons jamais autant communiqué. Nous ne nous sommes jamais rencontrés aussi peu, nous n’avons jamais été aussi peu dans la reconnaissance mutuelle, qui consiste à saluer les gens autour de soi, en les regardant dans les yeux. On ne regarde plus personne. Nous vivons une altération sans précédent des liens sociaux.

“Le sourire est le don d’un rien qui donne toute la saveur de la vie”

Dès lors, comme vous le constatez, « l’autre se transforme en fiction sans profondeur », que devient l’empathie ?

Pour ressentir de l’empathie envers l’autre, il faut regarder son visage, ses yeux qui s’embuent. Or, lorsque l’on est en communication à distance, on ne voit pas le visage de l’autre, ou seulement sur un écran, ce qui n’a rien à voir avec le visage réel. Cette distance nous rend moins sensibles à ce que peut vivre l’autre. Ce qui marche bien, c’est la souffrance à distance, et donc la solidarité. Quand on ne sait rien de l’autre, ce n’est finalement pas contraignant, on peut être unis. L’empathie consiste à se mettre à la place de l’autre. Ce qui devient difficile avec ceux que l’on a réellement devant nous, qui ressemblent à des sortes d’anomalies.

mouette

Nous avons besoin de ces moments d’ennui, car dans ces moments-là nous rêvons, nous pensons à plein de choses, nous résolvons des problèmes.

« Sans visage pour l’identifier, n’importe qui ferait n’importe quoi, tout serait égal, la confiance serait impossible, l’éthique n’aurait plus de sens », observez-vous. Est-ce là ce qui sous-tend la déresponsabilisation qui sévit sur les réseaux sociaux ?

Ceci explique la montée du harcèlement dans les écoles, harcèlement qui vient du fait qu’on ne parvient pas à remonter à la Source de l’insulte, de l’insulte, de la menace. De même, le wokisme est sans doute lié au fait que le numérique nécessite le plus souvent des réponses en termes de oui/non, sans intermédiaire. Alors que dans la vie il y a des milliers de nuances, nos opinions le démontrent. On peut ainsi dire : je suis d’accord, mais… Mais aujourd’hui, il n’y a plus de place pour le « mais », ni pour les nuances, car l’univers numérique nous impose d’avoir un avis tranché. D’autant plus net que le visage de l’autre n’est plus là pour incarner une parole, on ne se rend pas compte que l’autre est bouleversé par ce que je dis. À ce moment-là, je peux me dire que j’exagère dans mes propos. C’est jouable dans une conversation où l’on peut réanimer l’autre : mais on ne pense toujours pas à ceci ou à cela ! Mais quand l’autre n’a plus ni corps ni visage, on peut l’accuser d’opinions diaboliques, aux antipodes de ce qu’il pense.

Avec le téléphone toujours en main, il n’y a plus de place pour le silence, les pensées libres, les rêveries, tout ce que nous devrions chérir…

Ces moments étaient innombrables avant l’avènement du téléphone portable et, pire encore, du smartphone. Quand on regarde les adolescents dans la rue, ils sortent leur téléphone portable de leur poche toutes les 30 secondes. Ce qui montre une forme d’addiction, l’hypnose. Dès lors, le silence n’existe plus, ces adolescents n’ont plus le temps de regarder le monde qui les entoure, les passants, le paysage, les monuments. Et ils ne peuvent plus s’ennuyer. Maintenant beaucoup de pédopsychiatres le disent, et pour moi c’est essentiel d’un point de vue anthropologique : on a besoin de ces moments d’ennui, parce qu’on rêve dans ces moments-là, on pense à plein de choses, on résout des problèmes. Étant constamment connectés, entre notifications et demandes, nos adolescents ont l’impression de ne plus avoir le temps.

Les créateurs de réseaux « sociaux » jouent sur nos fragilités : restons prudents

Collée à son téléphone, la personne n’a également plus de conversation avec elle-même. Cela augmente-t-il la difficulté de se retrouver seul avec soi-même ?

C’est vrai qu’avant l’émergence du téléphone portable, à la fin des années 90, on était toujours en conversation avec soi-même, on regardait les paysages, les visages des passants, on se créait des histoires. Nous étions entourés d’une curiosité sans fin et des mille histoires que nous nous racontions. Tout comme la lecture, elle est aussi sérieusement mise à mal par le smartphone : on entre en conversation avec un auteur, on pense aux personnages, on se met à leur place. Lorsque nous tapotons, nous sommes en communication, à distance, sans attention à l’autre, à l’opposé de la conversation qui nous oblige à nous placer face à l’autre, attentif à son visage, à sa gestuelle, partageant le même environnement, la même sensorialité. Le face-à-face est avant tout un visage, et le visage est fondamental dans la vie commune.

mouette

Le fantasme est de croire que cette simulation de connaissance, ou cette abréviation de connaissance, vaut la totalité du savoir.

Selon vous, l’ultra-connexion donne l’illusion de transparence au monde. Comment alors affronter la complexité du monde ?

Au lycée et à l’université, nous avons affaire à des étudiants qui lisent de moins en moins, mais qui ont constamment recours à Wikipédia ou à d’autres formes de vulgarisation. Ils pensent que le monde est très simple. Pourquoi lire Proust quand on peut trouver sur un site le résumé en quelques lignes de « La Recherche du temps perdu » ? Pourquoi se mettre dans cet effort ? Il y a ce fantasme du savoir : on croyait aussi que donner des ordinateurs à tous les enfants leur donnerait accès à un immense savoir. Mais tout le monde était déçu. Dans l’éducation et la connaissance, il y a quelque chose qui demande de la patience, de la lenteur, du calme – toutes choses très difficiles à mettre en œuvre là où la connexion donne immédiatement une information. Vous n’avez plus besoin de lire ou de faire des recherches. Le fantasme est de croire que cette simulation de connaissance, ou cette abréviation de connaissance, vaut la totalité du savoir. D’où le fait que l’on entre de plus en plus dans un monde sans nuance, sans ambivalence, où la complexité des choses est de moins en moins prise en considération.

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Vous terminez votre livre en affirmant que la conversation est une forme de résistance. En ce que ?

Parce que c’est un retour à l’amitié, à l’amour, au silence, aux nuances. On prend son temps quand on parle, on regarde autour de soi, on partage des moments. C’est un univers de communion, d’empathie, qui contraste avec cette exigence de rentabilité, de fonctionnalité, de rapidité, d’absence du visage et du corps de l’autre qui devient dominante dans nos sociétés. J’inclus donc la conversation dans la résistance, comme la marche : ceux qui marchent sur les chemins, dans les forêts, redécouvrent l’art de la conversation. Une famille se promenant dans la forêt trouve l’échange. Je pense même que les promenades en famille sont devenues un moment fort de cette transmission qui se fait aujourd’hui moins lors des repas. À cet égard, la conversation devient une forme de résistance : elle nous met en face, en quelque sorte, de notre condition humaine fondamentale.

 
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