Quand trop de mauvaises nouvelles nous engourdissent

J’étais fier de ma ruse journalistique. Je pensais avoir trouvé la solution pour éviter le flot de mails de colère que provoque tout reportage sur le conflit au Moyen-Orient. Lorsque mon journal m’a demandé un reportage à l’occasion de l’anniversaire du 7 octobre, j’ai eu cette idée simple : parler de l’humain.


Publié à 2h03

Mis à jour à 5h00

Pas du Hamas ou de Benjamin Netanyahu. Pas de chiffres vertigineux ni d’analyses géopolitiques savantes. Juste des humains. J’ai choisi de raconter le drame poignant de trois mères qui ont perdu leurs enfants en Israël et à Gaza.

Lire notre dossier « Trois mères, une guerre »

Mon plan a fonctionné. Trop bien. Je veux dire, ce rapport n’a provoqué aucune réaction – ni indignation, ni émotion, ni rien. J’ai dû recevoir une douzaine de messages au maximum. J’espérais rallier les lecteurs autour de tragédies humaines et universelles ; Au lieu de cela, j’ai reçu leur indifférence totale – du moins, si je fais confiance à ma boîte de réception électronique.

Comment expliquer cette torpeur collective ? Notre société a-t-elle perdu son humanité ? Est-elle devenue insensible aux grands malheurs qui frappent notre monde ? Après la pandémie et la guerre en Ukraine, choisirait-elle d’ignorer une énième catastrophe ?

Souffrons-nous collectivement d’usure de compassion ?

Le phénomène existe bel et bien. Jusqu’à présent, il était utilisé pour décrire l’état des soignants devenus subitement insensibles à la douleur de leurs patients.

Les experts commencent à se demander si le concept pourrait s’appliquer à l’ensemble de la population, plus que jamais exposée aux mauvaises nouvelles et aux images traumatisantes, note le Dconcernant Pascale Brillon, psychologue et professeure au Département de psychologie de l’UQAM, où elle dirige le laboratoire de recherche Traumatisme et résilience.

Il y a des images qui se démarquent parce qu’elles touchent le cœur. La jeune fille vietnamienne a été brûlée au napalm en 1972. Le corps du petit Alan Kurdi s’est échoué sur une plage turque en 2015. Des enfants ensanglantés ont été retirés des décombres de Gaza l’année dernière. Puis, d’autres enfants ensanglantés, ou émaciés, ou démembrés, toujours à Gaza. Et plus encore. Et encore…

Au bout d’un moment, tragiquement, de nombreux lecteurs finissent par détourner le regard. D’où ce paradoxe : plus les photos de Gaza sont insupportables – leurs auteurs espérant sans doute, par la violence de leurs images, réveiller le reste du monde –, plus le reste du monde semble sombrer dans un profond sommeil…

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PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Psychologue et professeure Pascale Brillon

Ce n’est pas nécessairement un signe d’indifférence. Au contraire, pour beaucoup, ce serait plutôt celui d’un excès de compassion. «Chez les personnes très empathiques, les neurones miroirs sont activés», explique Pascale Brillon. Les niveaux de cortisol et d’adrénaline augmentent, provoquant anxiété, irritabilité, insomnie et épuisement émotionnel.

Autrement dit, si certains prennent leurs distances, c’est par instinct de survie.

À cela s’ajoute un sentiment d’impuissance, qui joue un grand rôle dans l’usure de compassion, explique Pascale Brillon. En se disant qu’on n’y peut rien, on se désensibilise forcément.

En février 2022, l’invasion russe de l’Ukraine a ébranlé la planète. Cette agression militaire au cœur de l’Europe était une aberration qui ne devrait en aucun cas se produire. À l’antenne, un correspondant de guerre américain a tenté d’expliquer que l’Ukraine ne faisait pas partie de ces pays « comme l’Irak ou l’Afghanistan, où un conflit fait rage depuis des décennies ». Non, l’Ukraine était un pays « relativement civilisé » où de tels excès n’étaient pas attendus.

Ces propos avaient, disons, mal tourné. Il n’en reste pas moins que le journaliste qui les avait détenus avait maladroitement mis le doigt sur une douloureuse vérité : le monde est habitué à voir certains peuples souffrir, bien plus que d’autres. Il s’attend à ce que le malheur s’abatte sur Gaza. Moins sur l’Ukraine.

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PHOTO ROMAN PILIPEY, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Une personne passant devant des bâtiments endommagés par les bombardements russes à Pokrovsk, dans l’est de l’Ukraine

Mais cela était évidemment vrai en février 2022. Depuis, l’Ukraine n’a pas échappé à la banalisation de la violence. Le sort de ses réfugiés n’est plus déchirant, du moins pas autant qu’avant. La guerre n’est plus une aberration. C’est la nouvelle normalité, dont nous suivons les dernières évolutions d’un œil distrait, dans la rubrique « le monde en bref ».

C’est à chaque fois la même chose. Premièrement, nous sommes horrifiés. Ensuite, nous perdons progressivement notre capacité à ressentir le choc et l’indignation, écrit la professeure de journalisme Susan Moeller dans son livre. Fatigue de compassion… en 1999.

Son travail traitait des camps de la mort en Bosnie et du génocide au Rwanda. Autres atrocités, autre époque, même banalisation de l’indicible. Le phénomène n’a rien de nouveau.

En 2000, Pierre Foglia écrivait dans La presse : « Si je devais faire écho à tous les malheurs qu’on me raconte, cette chronique deviendrait, d’abord, une vallée de larmes, puis – il n’y a rien de plus vite banal que le malheur – une sorte de catalogue de chagrins qui effrayer le lecteur aussi sûrement qu’un éditorial sur la réforme municipale. »

Je me souviens aussi d’une bande dessinée de Gotlib, parue pour la première fois dans le magazine Pilote au début des années 1970. Chaque jour, dans le « Biaffrogalistan » déchiré par la guerre, des centaines d’enfants meurent de faim. Au début, les commentateurs en ont parlé sérieusement, les larmes aux yeux. Dans le journal, le chef du desk lui a consacré cinq colonnes en première page.

Et puis, de cas en cas, les gros titres prenaient moins d’importance. Les gens s’y habituaient. Une star du rock & roll enregistrait une chanson de soutien ; ça a fait danser les foules. Sur scène, un comédien a osé plaisanter : « Quelle différence y a-t-il entre un petit Biaffrogalistani et un évadé ? Aucun, car tous deux échouent. »

A la fin, le responsable du bureau a essayé de faire cadrer l’histoire parmi les faits divers.

Le phénomène n’est donc pas nouveau, mais il s’est amplifié depuis l’avènement des smartphones et des réseaux sociaux. Aujourd’hui, on peut lire des actualités anxiogènes en les faisant défiler sans fin sur un appareil mobile ; C’est ce que nous appelons le « défilement catastrophique », ou « défilement morbide ».

Selon certaines études, cette consommation compulsive d’informations sur les catastrophes peut conduire à la dépression, au stress, à l’anxiété et, à terme, à la désensibilisation. Plus un utilisateur est exposé à des images dures, non filtrées par les médias traditionnels, plus il risque de souffrir d’usure de compassion.

Cela dit, pour contrer cette lassitude collective, les médias traditionnels eux-mêmes devraient diffuser davantage de bonnes nouvelles, estime Pascale Brillon. « Cela enverrait le message que le monde n’est pas aussi laid et petit qu’on le pense. »

Le psychologue a sûrement raison – La presse cherche également à produire des reportages de plus en plus constructifs sur ses écrans. Pourtant, il me semble difficile, pour un média comme le nôtre, de ne pas faire les manchettes avec un incendie au Moyen-Orient ou un incendie criminel meurtrier dans le Vieux-Montréal.

Un journal ne peut cesser de couvrir les grands bouleversements qui bouleversent l’actualité pour préserver la santé mentale de ses lecteurs.

Heureusement, ils peuvent continuer à s’instruire tout en se prémunissant contre l’usure de compassion. Pascale Brillon propose ci-dessous trois manières de consommer l’actualité… sans se laisser consumer par l’actualité.

Comment lutter contre l’usure de compassion

Sélectionner des sources d’informations fiables

« Soyez prudent avec les réseaux sociaux », prévient la psychologue et professeure Pascale Brillon. Demandez-vous si vous consultez un média qui vérifie ses sources, a une éthique journalistique, est attentif aux gros titres et aux images et propose une pensée critique permettant une meilleure compréhension des phénomènes. C’est une chose de savoir combien de morts il y a eu à Gaza aujourd’hui ; Il est encore plus important de comprendre les forces en jeu, comment nous en sommes arrivés là et comment s’assurer que cela ne se reproduise plus. La force des médias de qualité, c’est qu’ils permettent une réflexion critique, bien moins anxiogène que la photo d’un enfant décapité. »

Établir des délais de déconnexion numérique

« Réglez une minuterie », suggère le psychologue. Limitez votre lecture des actualités, par exemple, à 20 minutes. Si vous souhaitez conserver intacte votre capacité d’empathie, vous devez éviter de faire défilement catastrophique [faire défiler compulsivement les nouvelles morbides sur votre appareil mobile]. Limitez votre exposition, définissez des plages horaires spécifiques et faites des pauses. » D’autres experts suggèrent également de désactiver les notifications sur votre téléphone (en prime, votre sommeil sera moins perturbé). L’idée est de rester un citoyen informé, mais pas au point d’être complètement dérangé par ce qui se passe dans le monde.

S’engager dans des actions concrètes

« Donnez 5 $ par mois à la Croix-Rouge, par exemple, ou à Médecins sans frontières », suggère Pascale Brillon. En vous engageant dans des actions concrètes, vous aurez le sentiment de contribuer à améliorer le monde. » Nous sommes d’accord : votre bon geste ne résoudra pas à lui seul le sort du Moyen-Orient. Mais agir contribuera à réduire les sentiments d’impuissance associés à l’usure de compassion. Cela vous aidera. Et cela contribuera aussi à améliorer le monde, un peu, pour de vrai.

 
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