En France, 5 634 greffes d’organes ont été réalisées en 2023, soit 2,5 % de plus que l’année précédente. Mais même si l’activité est en croissance, l’offre de soins reste insuffisante : près de 11 500 patients sont sur liste d’attente et 823 sont décédés faute d’avoir obtenu une greffe à temps. Cette pénurie d’organes n’est pas spécifique à la France : selon l’Observatoire mondial du don et de la transplantation, les 150 000 transplantations réalisées dans le monde ne couvrent que 10 % des besoins.
D’où l’espoir suscité par les recherches sur la xénogreffe ou xénotransplantation, opération qui consiste à remplacer un organe déficient chez l’homme par un organe animal. Un domaine qui progresse à grande vitesse depuis plusieurs années. « Ces progrès sont principalement dus à l’émergence de biotechnologies comme celle des ciseaux moléculaires Crispr-Cas9 qui permettent de manipuler le vivant”rappelle le professeur Olivier Bastien, ancien directeur des prélèvements à l’Agence de la biomédecine. Et s’attaquer en même temps au problème majeur auquel est confrontée depuis longtemps la xénotransplantation : celui de l’incompatibilité entre un organe d’une autre espèce et le système immunitaire humain, ce qui fait que les anticorps du receveur vont détruire le greffon dans les minutes qui suivent la transplantation.
Des cochons « humanisés »
Pour surmonter l’obstacle, les scientifiques ont eu l’idée de « fabriquer » des porcs transgéniques dans lesquels on va inhiber certains gènes nuisibles à la greffe et insérer des gènes humains pour les rendre plus compatibles. « Des porcs en quelque sorte humanisés, dont l’élevage, grâce au clonage, offre une Source quasi illimitée d’organes à l’homme »souligne Olivier Bastien.
Et depuis plusieurs années, les « premières » se succèdent. Le 7 janvier 2022, David Bennett, 57 ans, est devenu le premier patient vivant à qui une équipe de l’Université du Maryland a été greffée d’un cœur de porc transgénique. Le 16 mars 2024, Richard Slayman, 62 ans, est entré dans les annales de l’histoire en tant que premier patient à recevoir un rein de porc génétiquement modifié au Massachusetts General Hospital de Boston.
Dans les deux cas, les patients sont décédés dans les deux mois suivant l’intervention, ce qui n’empêche pas les spécialistes de qualifier ces essais cliniques d’« avancées majeures ». À juste titre, puisqu’ils ont permis d’établir que le risque de rejet dit « hyperaigu » pouvait être surmonté. Mais l’enthousiasme des chercheurs ne peut occulter les questions éthiques, parfois vertigineuses, que soulèvent ces prouesses techniques.
Le premier concerne l’intérêt des patients et la fameuse balance bénéfice-risque qui régit la conduite médicale. Compte tenu des résultats mitigés obtenus, ces essais doivent-ils être poursuivis et auprès de quels patients ? Pour l’instant, les expérimentations menées aux Etats-Unis portent sur des personnes en mort cérébrale ou pour qui la xénogreffe constituait le dernier espoir.
« Mais si l’on ne pratique des xénogreffes que sur des patients en fin de vie, on ne pourra pas évaluer leur bénéfice réel. Lorsqu’il s’agit d’un travail de pionnier, il faut savoir prendre des risques, tout en s’entourant de précautions pour les maîtriser au mieux », estime le néphrologue Valentin Goutaudier, chercheur à l’Institut de transplantation de l’université Paris Cité (Pitor).
Menaces sur l’économie du don
Un risque inquiète plus que d’autres : celui d’une éventuelle transmission d’un pathogène de l’animal à l’homme. « Dans les années 1990, la maladie de la vache folle a complètement stoppé tous les programmes »se souvient Olivier Bastien. Le monde découvre alors le danger des zoonoses. Depuis, il a appris à s’adapter.
« Les porcs qui fournissent les organes sont génétiquement modifiés pour désactiver les virus dont ils sont porteurs ancestralement et sont élevés dans un environnement 100 % stérile. » continue-t-il. Et les patients transplantés sont étroitement surveillés. “A la moindre alerte, les programmes seront arrêtés”soutient Valentin Goutaudier.
À ces défis techniques s’ajoute un enjeu économique : les xénogreffes ne menaceront-elles pas le don d’organes et ne remettront-elles pas en cause la réglementation actuelle qui protège l’activité des lois du marché ? Parce qu’un porc transgénique coûte cher – plus de 300 000 € – et que son élevage est le monopole de deux sociétés américaines pas vraiment animées par l’esprit philanthropique. « D’où l’urgence, si l’on ne veut pas se retrouver prisonniers d’intérêts économiques étrangers, de trouver des financements publics pour assurer la souveraineté européenne »inviter Olivier Bastien.
Montaigne contre Descartes
Reste enfin la question de l’acceptabilité sociale qui met en jeu la dimension la plus spectaculaire de la xénotransplantation : celle qui redessine la frontière entre l’homme et l’animal. « Existe-t-il entre les deux une différence de degré comme le pensait Montaigne, ou une différence de nature comme le soutenait Descartes ? Ces deux grands modèles de pensée servent de toile de fond au débat sur les xénogreffes. »décrypte le philosophe Jean-Michel Besnier.
« Attention à ne pas trop intellectualiser les enjeux, prévient Olivier Bastien. L’aspect symbolique est important, mais quel patient refuserait un organe animal si cela pouvait lui sauver la vie ? » Un argument que Jean-Michel Besnier ne néglige pas. « Entre fascination pour le progrès technique et méfiance de principe, le débat éthique sert à trouver le juste équilibre. »
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Un siècle de xénogreffes
En 1906, Mathieu Jaboulay, médecin lyonnais, transplante un rein de porc et un rein de chèvre à deux patients qui survivent quelques jours.
Durant les années 1960, aux Etats-Unis, premiers essais de greffes de reins de chimpanzés sur treize patients. L’un d’eux survivra neuf mois.
En 1983, en Californie, Stéphanie Fae Beauclair, un nourrisson surnommé « Baby Fae », survit vingt et un jours avec un cœur de babouin.
En 1992, en Pennsylvanie, première greffe de foie de babouin sur un patient décédé après soixante-dix jours.
En 2021, premières greffes de reins de porc génétiquement modifiés sur deux patients en mort cérébrale par l’équipe du Langone Hospital – New York University. Temps de survie : 74 et 54 heures.
Le 7 janvier 2022, David Bennett, 57 ans, devient le premier receveur d’un cœur de porc transgénique. Il est décédé deux mois plus tard.
Le 16 mars 2024, Richard Slayman, 62 ans, est le premier patient vivant à recevoir une greffe d’un rein de porc génétiquement modifié. Il est décédé en mai.