Qui n’a jamais rêvé de manger du foie cru enveloppé dans une peau d’ours en haute montagne ? Quarante ans avant que Leonardo DiCaprio ne s’y essaie Le revenantRobert Redford a tenté l’expérience devant la caméra de Sydney Pollack. C’est l’histoire vraie de Jérémie Johnsontrappeur amateur qui terrorisait les Indiens d’Amérique.
2012. L’ouragan Sandy dévaste la côte Est des États-Unis. Un typhon dévaste le sud des Philippines… Les Mayas nous l’ont dit : le monde cessera de tourner le 21 décembre. C’est dans ce contexte pré-apocalyptique qui se propage sur les réseaux sociaux un mème contagieux et viral. On y voit un homme, vêtu de vêtements d’un autre temps, hocher la tête. En arrière-plan, on aperçoit une forêt enneigée. Le bon caractère du personnage associé à une barbe particulièrement fournie se comporte mal Les internautes, convaincus d’identifier Zach Galifianakis. Alors d’où ça vient ? « signe d’approbation » ?
Sept ans après avoir survécu à la fin du monde, un certain Nick Martin s’identifie à sa grande surprise Robert Redford dans Jérémie Johnsonl’histoire deun trappeur de montagne de l’Utah du XIXe siècle. Au-delà d’un même déclin à toutes les sauces, ce film fondateur réalisé par Sydney Pollack a notamment nourri la genèse de Le revenant par Alejandro González Iñárritu. Premier western projeté en compétition au Festival de Cannes, Jérémie Johnsonbiographie romancée d’un mangeur de foie humain, dresse dans ses atours méditatifs le portrait de la fin d’un monde utopique inévitablement contaminé par la violence.
Le mangeur de foie qui était zen
« En quelques années seulement, le western a connu un renouveau considérable. L’ordre de ses préoccupations s’est élargi au point de n’être plus la simple exaltation sans cesse répétée de la conquête de l’Occident, mais plutôt une tentative de reconsidération critique de la civilisation américaine.note Jean Gili dans la revue Salle de cinémaen 1971. Tandis que John Wayne perpétue pitoyablement le mythe de la Frontière, une bande de cinéastes en colère dynamite cette même légende moribonde dans un grand nuage de poudre au moment où l’Amérique tourne la page des années 60.
L’un d’eux, Jean Miliustransfuge de l’école Roger Corman, reçut à l’époque l’ordre de s’adapter un livre biographique récemment acquis par Warner Bros, Crow Killer : la saga de Johnson mangeur de foie. Ses auteurs, Raymond W. Thorp Jr. et Robert Bunker, retracent l’incroyable destin de John Johnson, surnommé « le tueur de corbeaux » », soldat reconverti en trappeur dans les Rocheuses au milieu du XIXe siècle. En guerre contre les Corbeaux qui assassinèrent sa femme, une Amérindienne, le homme de montagne Solitaire a consacré vingt ans de sa vie à une vengeance sanglante. La légende raconte qu’il le pratiquait notamment en dévorant le foie de ses victimes.
Une histoire toute faite pour John Milius donc, « Anarchiste zen » autoproclamé, passionné par la culture guerrière et des personnages virils délabrés face aux éléments comme on les retrouve chez ses auteurs favoris (Herman Melville, Joseph Conrard, Ernest Hemingway). Cela ajoute au matériel biographique de Raymond W. Thorp Jr. et Robert Bunker un roman de Vardis Fisher, Homme de la montagneadaptation libre de la vendetta de Johnson.
Une première version du projet est né sous la direction de « Bloody » Sam Peckinpah avec Clint Eastwood en tête d’affiche. À leur suite, Robert Redford s’intéresse de près à « l’histoire authentique de l’homme de la montagne, basée sur des événements réels bien documentés et plus proche du véritable Far West »rapporte Michael Feeney Collan dans une biographie de l’acteur, attaché à “authenticité”à la nature sauvage et particulièrement dans les Rocheuses, où il a élu domicile.
Son vois et ami, Sydney Pollackqui l’avait auparavant dirigé dans Propriété interditeest facilement convaincu d’adapter cela « œuvre littéraire élégante à la manière de Paul Bunyan [l’archétype du bûcheron dans le folklore américain, ndlr] »cousin éloigné du trappeur Joe Bass, personnage principal de fils premier western, Les chasseurs de cuir chevelusorti en 1968. Réécrit par Edward Anhalt, scénariste de Panique dans la rue d’Elia Kazan et L’étrangleur de Boston de Richard Fleischer, nourri des notes du réalisateur, il devient et film de survie existentialiste et mélancolique.
Vivre et laisser vivre
« On ne « joue » pas un film comme Jeremiah Johnson. Cela devient une expérience à laquelle nous devons nous adapter […] Nous avons recréé un mode de vie selon lequel de vraies personnes vivaient dans ces vraies montagnes qui sont les mêmes aujourd’hui qu’à l’époque.explique Robert Redford. Soutenu par Duke Callaghan, directeur de la photographie pour Chasseurs de cuir chevelu que l’on retrouvera au générique de Conan par John Milius, Sydney Pollack, lui-même aidé par un sens aigu du décor, cadres en Panavision les paysages accidentés éblouissants de l’Utah dans le style des peintres romantiques du XIXe siècle.
« Les notes de mon scénario faisaient toutes référence à des peintures anciennes de Bierstadt, Turner, à toutes ces peintures de montagne qui étaient très révélatrices dans un sens. »» affirme le cinéaste dans le commentaire du DVD du film. Une fresque teintée de lyrisme, mais aussi un récit d’apprentissage méditatif. Laconique – les dialogues sont réduits à l’os, Jeremiah Johnson apprivoise cette nature sauvage au fil de rencontres fortuites qui prennent parfois l’initiatique vers le picaresque.
De plus, nous ne savons pas grand-chose sur la vie passée de ceci homme de montagne mélancolie. “Il aurait été marin, d’abord sur un baleinier puis dans l’US Navy, et peut-être chercheur d’or avant de devenir montagnard. […] Il aurait participé à deux guerres, la guerre américano-mexicaine (1846-1848) et la guerre civile (1861-1865) »Thorp Jr. et Bunker argumentent dans leur livre. La tenue militaire portée par Robert Redford au début du film (veste, casquette, pantalon, bottes et insigne) fait subtilement allusion à cette vie antérieure qu’il troquera contre la peau d’ours confectionnée par sa femme Swan (Delle Bolton).
Le scénario s’intéresse davantage à la violence tapie dans la nature, nichée au plus profond de l’âme humaine, sans aucun manichéisme. « Jeremiah Johnson se promène dans un cimetière indien [un outrage dans la culture des Crows, ndlr] et il perd sa famille [assassinée en guise de représailles, ndlr]. C’est peut-être une légende, mais il n’a plus d’endroit où dormir. La violence a d’énormes conséquences »explique Milius dans une interview avec Magazine de scénarisation créativeen 2015. Dans la première goutte de sang versé, il est dilué l’idéal impossible d’un mode de vie alternatif aux grands espacesune utopie proto-hippie sur ses dernières jambes à la fin de Jérémie Johnson.
L’appel de la forêt
De Butch Cassidy (Butch Cassidy et le Kidde George Roy Hill) à Will Penny (Will Penny, le solitairede Tom Gries), via Monte Walsh (Mont Walshle William A. Fraker), LE étrangers de l’Occident colonisent les écrans en Amérique au début des années 1970. Ces personnages, reclus en marge deune société qui les a recrachés ou qui ne leur convient pasoffrir aux spectateurs américains une image spéculaire d’un pays en crise.
« Regarder la réalité d’aujourd’hui, c’est comme regarder à travers une vitre »confirme Sydney Pollack dans un entretien avec Michel Ciment et Natasha Arnoldi pour Positifen octobre 1972. « Regarder le passé, c’est comme regarder à travers un prisme ; on parle toujours de lumière blanche, mais on peut faire toutes sortes de paraboles avec des bleus, des rouges et des jaunes… ».
Se frayer un chemin à travers les montagnes “afin d’oublier tous les problèmes qu’il a connus”selon la chanson éponyme composée par John Rubinstein et Tim McIntire, Jeremiah Johnson anticipe de plusieurs décennies le voyage migratoire de « retour aux atterrisseurs »des citadins qui, fatigués ou épuisés par la vie urbaine, retournent à la terreinspiré par «l’idée d’autosuffisance en pleine nature qu’incarne le trappeur»explicite Edward Buscombe dans Le compagnon BFI du Western.
Ce fantasme d’une existence authentique intrinsèquement corrélé à une idéalisation de la Frontière qui s’enracine dans les écrits de Henry David Thoreau qui expérimenta l’autosuffisance en forêt à plusieurs kilomètres de sa ville natale, de 1845 à 1847.
« Il y a une tension et une dynamique américaine dans ces deux besoins contradictoires, celui de la solitude et d’une société chaleureuse. Les grandes villes suivent les autres. Vous les quittez pour une paix solitaire ; et quand tu te sens seul, tu retournes en ville »commente Sydney Pollack dans Positif. Pour cause, le mouvement hippie s’est brisé au tournant des années soixante quand crépitent les dernières flammes de la révolution socioculturelle américaine. Violente répression policière, récession économique et le déclin du militantisme contribuent grandement à son essoufflement quand ils ne l’anéantissent pas.
Sachant qu’il est menacé, Jérémie Johnsonfantôme parmi les fantômes, je prévois d’aller au Canada (“J’ai entendu dire qu’il y a des terres que personne n’a vues”), refuge des jeunes Américains fuyant la conscription pendant la guerre du Vietnam. Inadapté à la modernité qui le poursuit, il disparaît dans une dissolution finale qui l’emprisonne pour toujours dans la glacecomme le premier trappeur croisé sur sa route, complétant ainsi le mouvement circulaire du film.
Cent cinquante ans plus tard, le « super-vagabond » Christopher McCandless, nourri par sa lecture de Thoreau, connaîtra le même échec cinglant après avoir lui aussi répondu à l’appel de la forêt. Une odyssée tragique dont Sean Penn fera un film avec Emile Hirsch, Dans la natureen 2007.
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