Dans Bergersle nouveau film de Sophie Deraspe, nous rencontrons Mathyas dans un petit hôtel de Provence, au moment où il annonce sa démission sur la messagerie vocale de son patron. Malheureux dans le domaine publicitaire, le jeune Québécois décide de changer de continent et de se réinventer comme éleveur de moutons. Bref, la cinéaste commence son intrigue alors que la crise existentielle du protagoniste est déjà survenue. Dans une production traditionnelle, cela aurait été longuement traité, et cette séquence d’ouverture aurait plutôt été la scène finale. C’est une sage décision narrative, héritée du roman autofictionnel. D’où viens-tu berger ?par Mathyas Lefebure : d’emblée, Bergers est dans un élan, en « errance à parcourir ».
Soudain, Mathyas se met à lire avidement sur le pastoralisme : un apprentissage autodidacte et théorique qui, visiblement, ne le prépare guère au choc de la réalité. Mais Mathyas persévère : son nouveau choix de vie peut paraître romantique, mais il est réfléchi, comme en témoignent ses échanges avec les habitués du bistrot du coin : le film est merveilleusement authentique, sans jamais céder au pittoresque.
Néanmoins, la détermination de Mathyas sera mise à l’épreuve à plusieurs reprises. D’une part, le mode de vie pastoral est très frugal. En revanche, c’est un travail épuisant, où l’on règle son activité selon la nature, mais où l’on ne compte pas ses heures.
Sauf que Mathyas ne reste pas seul longtemps dans sa nouvelle vie. En effet, l’y rejoint bientôt Élise, une jeune fonctionnaire inspirée par l’audace du premier.
Une évolution globale
Gagnant du Prix du meilleur film canadien au TIFF, Bergers est savamment découpé en trois phases : le désenchantement qui se cache chez un éleveur où règne une violence secrète, le renforcement des convictions chez un éleveur attentionné et, enfin, l’épreuve pendant la saison d’alpage, avec le troupeau, en montagne.
À chacune de ces étapes, Sophie Deraspe insuffle une atmosphère et un rythme distincts (aidée énormément par la direction artistique d’André-Line Beauparlant, le montage de Stéphane Lafleur et la direction photo de Vincent Gonneville), comme une manifestation visuelle de ce que Mathyas et Élise ressentent.
En parlant de Mathyas et Élise, il est intéressant de noter l’évolution du titre du film (qui lui-même prend beaucoup de libertés par rapport au roman). Donc, après avoir utilisé le titre pendant le tournage Bergerau singulier, la production a finalement opté pour Bergersau pluriel : une décision non seulement judicieuse, mais appropriée.
En fait, dès le milieu, le personnage d’Élise prend autant d’importance que celui de Mathyas. Un couple « d’idéalistes réalistes » se forme, tandis que le solo évolue vers un véritable duo.
Dans ces rôles finement écrits, Félix-Antoine Duval et Solène Rigot sont d’une justesse émouvante. Le premier traduit aisément les espoirs hésitants mais fermes de Mathyas, tandis que le second propose un contrepoint solaire complémentaire. L’équilibre entre ces deux-là est, tout comme leur complicité, parfait.
Lucidité et sensibilité
Dans la mise en scène, Sophie Deraspe se surpasse. On connaissait le réalisateur des films Signes vitaux et Antigone extrêmement talentueuse, mais ce qu’elle propose ici est tout simplement magnifique. Et par magnifique, nous n’entendons pas une succession d’images de carte postale : le cinéaste travaille à un niveau supérieur.
Certes, visuellement, Bergers séduit le regard, surtout en montagne, mais la beauté des avions n’est jamais une fin en soi : elle a toujours une raison d’être, un sens. Par exemple, un plan large d’un superbe panorama alpin permet de mesurer à quel point les humains y sont insignifiants. Plus tard, lorsqu’un plan similaire montre une nature déchaînée, on est hyper conscient, avec l’aide du plan précédent, du danger encouru par Mathyas et Élise, si petits (en bref, qu’on la malmène ou qu’on l’embrasse, la nature gagnera toujours).
Cinéaste brillante, Sophie Deraspe parvient tout au long à entretenir ce regard lucide, mais sensible à la splendeur ambiante.