Avec ColèreBrian De Palma fait ses adieux au cinéma de genre et au pastiche de Stephen King après les avoir brillamment adaptés Carrie au Bal du Diable.
Brian De Palma Est-il tombé sur la tête ? La question taraude les spectateurs à la sortie des cinémas en mars 1978. « Une expérience de terreur et de suspense »promis la bande-annonce de Colèreson nouveau film. A l’arrivée, le grand spectacle annoncé n’a rien d’autre à offrir queun scénario nébuleux signé John Farris, un rythme plutôt lâche et quelques effets de style copiés des précédents longs métrages du cinéaste. De Palma, moqueur, gifle le public qui espérait voir un film dans la veine de Carrieson précédent succès.
Avec un budget « relativement » modeste pour sa taille (5,5 millions de dollars, soit près de 15 millions de moins que Mâchoires 2 sorti la même année), Colère termine sa course internationale avec 24 000 000 de biftons. La performance n’est certes pas catastrophique, mais la Fox, le distributeur du film, n’est pas très enthousiaste. Le studio se sépare de Brian De Palma – avec qui les relations n’ont d’ailleurs jamais été vraiment bonnes – et ne distribuera plus aucun de ses films.
« Il se peut que [Furie] est à De Palma ce que La Horde Sauvage était à Peckinpah. Nous avons l’impression qu’il n’aura plus jamais besoin de faire un autre film d’horreur.s’enthousiasme malgré tout Pauline Kael dans les pages de New-Yorkais. Et on ne peut qu’être d’accord avec lui…
Brian De Palma au Bal du Diable
La genèse de Colère prend racine dans une lecture d’enfance de Brian De Palma, L’homme démoli d’Alfred Bester. « L’action se déroule au 24ème siècle, dans une société où le crime n’existe plus. Grâce aux télépathes, la police parvient à neutraliser les criminels avant qu’ils ne commettent l’acte. Malgré cela, l’homme le plus riche de l’univers décide de commettre un meurtre »résume le cinéaste dans un livre d’entretiens menés par Samuel Blumenfeld et Laurent Vachaud.
Fasciné par le roman de Bester, il ambitionne de le porter à l’écran avec l’aide de John Farris au scénario. L’ampleur du projetparticulièrement cher, a refroidi les enthousiasmes des studios hollywoodiens. Mais De Palma a plus d’un tour dans son sac : “Je pensais alors qu’une façon de le rassurer serait de faire d’abord un film plus modeste sur un sujet similaire et d’en faire un succès”.
Écrit et adapté d’un livre du même Farris – alias « le meilleur romancier terroriste américain » selon Stephen King – Colère brasse le mythe d’Œdipe, une histoire complotiste et une histoire fantastique dans une gigantesque yaourtière. Le scénario consacre l’essentiel de son action à Chicago où le discret Paragon Institute accueille jeunes patients télépathiques. L’un d’eux, le très « doué » Robin Sandza (Andrew Stevens, un brin par-dessus), automne dans le filet de la CIA lors d’un attentat terroriste à l’issue duquel son père Peter (Kirk Douglasall menton), lui-même ancien officier de l’agence, est laissé pour mort.
Cependant, son père, qui a survécu, comprend que l’attaque a été orchestrée par un ancien collègue toujours en fonction, Ben Childress (John Cassavetesparfait en méchant d’inspiration bondienne), fasciné par les pouvoirs de l’adolescent légèrement en colère. Élevé au rang de divinité, Sandza junior affine son incroyable pouvoir grâce à l’institut jusqu’à en perdre le contrôle. Déterminé à le retrouver, Peter fait appel aux services deune télépathe, Gillian Bellaver (Amy Irvingsurvivant de Carrie). La finale sanglante du film voit un Robin vengeur et arrogant tuer ses ravisseurs avant de mourir à son tour, transmettant son pouvoir d’un simple regard à Gillian.
S’il recycle ostensiblement les leitmotivs de L’homme démoli et de CarrieBrian De Palma s’intéresse peu à la psychokinésie en soi. « Je n’ai jamais voulu l’utiliser de manière arbitraire, en faisant flotter des objets dans les airs. Dans un film, ça devient vite ennuyeux […] Il faut l’utiliser lorsqu’il est nécessaire et pertinent d’un point de vue dramatique.il justifiait déjà peu après la sortie de Carrie dans une interview avec le magazine Cinefantastiqueà l’été 1977. Colère mais le connecte une seconde et dernière fois à l’œuvre de Stephen King avec ses « enfants légers », ses agents gouvernementaux désarticulés, ses familles dysfonctionnelles
Robin et Gillian ont sans aucun doute leur place dans cet arbre généalogique, quelque part entre l’enfant pyromane de Allume-feu et le milieu extralucide de Zone morte. Au-delà des obsessions communes, De Palma, né en 1940, et King, venu au monde sept ans plus tard, partagent une névrose générationnelle. « Ma génération a constitué un terreau idéal pour les germes de l’horreur ; nous avions été élevés dans une étrange atmosphère foraine de paranoïa, de patriotisme et de fierté nationale »résume le deuxième dans son Anatomie de l’horreur. Un défilé monstrueux mené par des figures paternelles défaillantes que De Palma exorcise dans Colère.
Complot familial
Colère arrive à la fin d’une décennie que Brian De Palma a consacrée en partie au cinéma de genre. De Sœurs de sang (1973) à Obsession (1976) via Le Fantôme du Paradis (1974) et bien sûr, Carrie (1976)sa contribution au grand guignol reste incontestable. À ce titre, le réalisateur appuie sur les boutons d’un film aux ramifications autobiographiques insoupçonnées. Point culminant baroque de sa pentalogie diabolique, Colère est aussi son œuvre la plus intime. La fascination de Childress pour Robin, un enfant « surdoué », évoque en transparence l’attitude des parents du cinéaste envers son frère aîné Bruce, le « chef » de la fratrie.
« Bruce a été considéré comme un génie toute sa vie par mes parents. […] Ils l’ont littéralement traité comme un dieuce qui a eu des conséquences tragiques sur sa vie […] Il n’a jamais pu s’intégrer nulle part, il n’a jamais réussi à créer des liens avec qui que ce soit car il n’avait plus rien d’humain. »raconte le cinéaste à Laurent Vachaud et Samuel Blumenfeld. Bruce De Palma, brillant physicien diplômé du MIT, va inventer un générateur capable de produire de l’électricité à partir de l’énergie captée dans l’air. Les réticences de la communauté scientifique face à sa découverte le plongent dans un isolement confinant à la paranoïa. “Les gens ont confisqué mes inventions […] D’autres ont essayé de me manipuler et de me contrôler […] Oui, j’ai été menacé »assure-t-il dans une lettre adressée à la Space Energy Association, en septembre 1992.
Robin, porté au sommet par son père de substitution, se transforme en Juggernaut, une force destructrice imprenable. « Les tribus et les cultures les plus primitives se réjouiraient de la naissance d’un Robin Sandza. Il deviendrait leur magicien, leur prophète, leur guérisseurspécule le réalisateur de Paragon (Charles Durning, dans son dernier rôle avec Brian De Palma). Leur place n’est pas chez nous. Ils violent tout ce qui est sacré pour nous. Ce qu’une culture ne peut assimiler, elle le détruit. »
Le directeur convoque sans doute ici inconsciemment, comme le souligne Douglas Keesey dans L’écran partagé de Brian De Palma, un de ses plaisirs cinéphiles, Les deux cavaliers ils John Ford dans lequel James Stewart refuse d’extrader les prisonniers blancs d’un camp Comanche parce qu’après “Tant d’années, ils sont morts ou totalement assimilés à la culture [indienne] ». Et ainsi “irrécupérable”. Abandonné accidentellement à un père manipulateur, Robin meurt aux mains de son père. Peter laisse tomber son fils du haut d’un toit pendant qu’il lui coupe le visage. Complot familial ou paranoïa d’un enfant prodige sacrifié aux obsessions de ses pères ? Le scénario de Farris ne le dira jamais…
L’art et la manière
Tous Colère nous ramène au laboratoire Brian De Palma, brillant plasticien qui déploie ici son arsenal technique avec la tranquillité d’un ancien : ralentis, travellings circulaires, sauts, etc. ” C’était un exercice de styleil n’y avait pas de message que je voulais particulièrement transmettreil sous-estime devant Laurent Vachaud et Samuel Blumenfeld. De plus en plus, mes films s’articulent autour de trois ou quatre grandes scènes visuelles, qui contiennent pour moi l’intégralité du film. »
Le coeur de Colère bat sur un rythme quaternaire. L’attaque terroriste sur une plage israélienne lors de l’ouverture est remarquable, une scène de carrousel glanée chez Alfred Hitchcock (voir ou revoir L’inconnu du Nord-Express par Alfred Hitchcock), l’évasion de Gillian du Paragon Institute (cité dans le Histoires de cinéma de Godard) et un point culminant explosif inspiré de la finale de Explosion d’Antonioni. Citons une course-poursuite dans les entrailles de Chicago, certes un peu fainéante, De Palma ne s’y intéressant pas vraiment.
L’abondance d’images de Colère bénéficie également du savoir-faire d’un directeur de la photographie chevronné, Richard H. Klinecompagnon d’escalade de Richard Fleischer (L’étrangleur de Boston, Soleil vert) dont le talent explose la rétine dans le remake sous-estimé deEssoufflé avec Richard Gere, réalisé par Jim McBride en 1983.
Orphelin de Bernard Herrmann, décédé en 1975, Brian De Palma s’attache finalement les services de John Williams, fraîchement auréolé d’un Golden Globe pour Guerres des étoiles. La musique née de cette association inédite respire Indices hermanniens comme l’enfer avec ses cordes et ses cuivres palpitants. A la limite de la lutte contre les incendies, le film échappe de peu à l’esprit de sérieux grâce à explosions comiques dispersé et penche finalement moins vers la folie baroque du Carrie que vers le thriller en sueur Corps Double.
Brian De Palma ne reviendra jamais à la fantasy une fois la page de années soixante-dix. Parfois désordonné, parfois prodigieux, Colère incarne aussi un moment de changement esthétique, préfigurant la colonisation de tout un imaginaire visuel (ralenti, etc.) par la télévision (publicité, MTV) au tournant des années 80.