Ttrois lames déchirent le ciel nocturne d’une banlieue. En ce mercredi 6 mars 1985, les inoubliables spectacles Griffes de la nuit orne les devantures des cinémas français, entre LE Rois du gag et Pizzaiolo et Mozzarel. Titré en VO Un cauchemar sur Elm Street, ce petit film d’horreur de Wes Craven a été ingénieusement renommé Les Griffes de la Nuit au suite à une suggestion au distributeur de Claude Chabrol lui-même (c’est du moins ce que disait le directeur de Poulet au vinaigre !), qui a trouvé cette version plus attractive que le titre américain, peu évocateur pour un public français ignorant ces banlieue où rien n’est plus banal qu’une rue des ormes.
C’est en lisant un article sur trois adolescents morts dans leur sommeil que Wes Craven a eu l’idée de ce futur film culte : dans une petite ville apparemment sans histoire, des lycéens font le même rêve dans lequel ils sont poursuivis par un sadique. Le problème, c’est que ce cauchemar laisse des traces dans la réalité… Le tueur à rêves a un nom, Freddy Krueger (l’incroyable Robert Englund, dans le rôle de sa vie), un meurtrier d’enfants qui sévissait autrefois dans le quartier avant d’être brûlé vif par les habitants de Elm Street, déterminés à se faire justice eux-mêmes.
Après une sortie américaine triomphale aux Etats-Unis, malgré une classification R, interdite aux moins de 17 ans, et une présence remarquée au Festival du film fantastique d’Avoriaz où il a remporté deux prix (critique et interprétation), ce nouveau cauchemar du cinéaste de La dernière maison à gauche et de La Colline a des yeux arrivé en France précédé d’une bonne réputation et d’une interdiction pour les enfants de moins de 13 ans. Pourquoi, en France aussi, ce coup de foudre a-t-il eu pour Freddy ? Freddy Krueger, ce tueur en série à la main gantée de lames tranchantes, commettant ses meurtres dans les rêves d’adolescents avec de sinistres incursions dans la réalité…
Feu anti-Reagan
Le jackpot de Griffes de la nuit s’appuie d’abord sur la vision d’un cinéaste : Wes Craven, donc. Dès son prénom Wesley, ce fils d’une famille très pieuse de l’Ohio, marié et père de deux enfants, entame une carrière de professeur de philosophie jusqu’au jour où il avoue une évidence : cette vie ne l’intéresse pas. . Ce qu’il veut, c’est faire des films. Il quitte famille et travail pour s’installer à New York où il travaille comme monteur de documentaires avant de faire des débuts sensationnels en tant que cinéaste avec La dernière maison à gauche (Dernière maison à gauche) en 1972.
Inspiré par La Source, d’Ingmar Bergman, Craven montre le viol, la torture et le meurtre de deux adolescentes par une poignée de voyous puis, surtout, la vengeance impitoyable des parents d’une des victimes, qui à leur tour s’attaquent aux criminels en égalant leur barbarie. Le film fait scandale, Craven est accusé de complaisance et de renvoyer dos à dos victimes et bourreaux… Pourtant, tout le futur cinéma de l’auteur est là, en embryon. Six ans plus tard, en La Colline a des yeux, il enfonce le clou : une gentille famille dans un camping-car riposte dans le sang contre une tribu de dégénérés qui les a sauvagement attaqués dans le désert de Mojave.
Et en 1984, en Les Griffes de la Nuitle spectateur découvre que dans un passé lointain, avant de ressusciter sous la forme d’un démon onirique, le tueur d’enfants Fred Krueger a lui-même été massacré par des parents ivres de vengeance et constitué en milice, sans se rendre compte des conséquences futures de leur folie. Paria dans les années 1970 suite à l’extrême radicalisme des La dernière maison à gauche et de La Colline a des yeuxŒuvres typiques d’une Amérique post-Vietnam minée par la crise, la violence et la remise en cause des institutions, Craven connaîtra un retour de flamme sous le premier mandat de Ronald Reagan et le triomphe de ses valeurs conservatrices, qui Les Griffes de la Nuit brocarts discrètement mais farouchement.
Famille, je te déteste…
L’exaltation des valeurs familiales traditionnelles par la nouvelle droite de Reagan est une aubaine pour le cinéaste démangeant Wes Craven, qui considère la famille comme un réservoir de pulsions destructrices qui ne demandent qu’à déferler sur l’écran. Au cinéma, l’heure n’est plus tant à l’horreur inquiète et réaliste qu’au spectacle horrifique qui penche du côté de film pour adolescentsautre genre phare des années 1980. Craven s’y retrouvera paradoxalement à son aise et contribuera à consolider un nouvel âge d’or du fantastique.
Dans Les Griffes de la Nuitle sous-texte psychologique et politique fait mouche : les parents de l’héroïne adolescente, Nancy (Heather Langenkamp), mais aussi ceux de son petit ami Glen (Johnny Depp, dans son premier rôle à l’écran), de leur petite amie Tina (Amanda Wyss) et les autres adolescents persécutés par ce malchanceux Krueger qui crie vengeance depuis un au-delà onirique sont directement responsables de ce qui arrive à leur progéniture. Une responsabilité qu’ils fuient, la mère de Nancy (Ronee Blakley) préférant se noyer dans l’alcool, tandis que son père (le vétéran John Saxon), policier, refuse tout simplement de croire sa fille et donc de la protéger. Non seulement on ne peut pas compter sur les parents, mais rompre avec eux est le seul espoir de survie des enfants. Sur le retour aux valeurs familiales, Craven a donc un avis tranché…
Equipé de son gant aux lames tranchantes comme des rasoirs, Krueger fait partie de la lignée de ces nouveaux monstres que sont les psychopathes de slashersune vague initiée par le tueur en série inoxydable Michael Myers de Halloween (1978), suivi du non moins coriace Jason Voorhees de la saga vendredi 13 (commencé en 1980). La grande différence avec ses confrères, c’est que Freddy sévit dans nos rêves et, tout au long du film, Wes Craven continue de semer le doute entre ce qui est rêve ou réalité, brouillant la frontière entre les deux avec bien plus de brio que deux autres films fantastiques étrangement sortis. en même temps – Paysage de rêve (1984) de Joseph Ruben et Amoureux des rêves (1985), d’Alan J. Croissance.
Six suites, un remake, une série TV…
Implacablement efficace, Les Griffes de la Nuit enchaîne scènes d’anthologie et images chocs, aidé par des effets spéciaux artisanaux époustouflants et surtout par un acteur, Robert Englund, qui sait allier terreur et grotesque. Formé au théâtre shakespearien, vu auparavant dans des petits rôles au cinéma (Le crocodile de la mort le Tobe Hooper, Fête des graffitis par John Milius…) et à la télé en tant que gentil alien dans la série V, Englund trouve en Freddy Krueger le rôle qui fera de lui une icône.
S’appuyant sur cette réussite artistique sur deux fronts – c’est un sacrément bon film d’horreur ET une tentative passionnante de valeurs reaganiennes –, Les Griffes de la Nuit impose un nouveau croque-mitaine culte et engrange 25 millions de dollars à la fin de sa tournée en salles, alors qu’il n’en a coûté que 8. Sentant le succès commercial, le producteur Robert Shaye a également convaincu Wes Craven d’ajouter une scène à la fin du film afin de permettre pour la possibilité d’une suite. Dommage si cette séquence n’a aucun sens, son intuition se révélera être la bonne.
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Kangourou du jour
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A la tête de New Line, société de production/distribution fondée une quinzaine d’années plus tôt (et qui, en 2001, a décroché le super jackpot avec Le Seigneur des Anneaux), Shaye connaît son premier succès en tant que producteur. Un triomphe, même, qui engendrera pas moins de six suites très inégales, un crossover dont on se serait bien passé (Freddy contre Jason), un remake réalisé par Michael Bay et vite oublié… et une série TV, Freddy le cauchemar de tes nuits, sous la forme d’un préquel. Wes Craven, qui voit alors sa carrière décoller comme jamais, rêve de voguer vers d’autres horizons avec une prédilection pour la comédie romantique et le mélodrame. Il n’y parviendra jamais vraiment et prendra son parti en amenant, avec Freddy sort de la nuit (1994) et surtout Crier (1996), une dimension réflexive au film d’horreur, marquant ainsi la fin de son âge d’or.
Les Griffes de la Nuit, édition ultra collector blu-ray 4K UHD, Warner, 49,99 €. Sortie le 6 novembre.