Mais comment les cognacs se sont-ils mêlés à ce gâchis ? Cela fait presque un an que la filière vitivinicole française est empêtrée en pleine guerre commerciale entre la Chine et l’Union européenne, sur fond de conflit autour des véhicules électriques.
Pour répondre à une enquête ouverte par la Commission européenne sur des subventions d’État bénéficiant aux véhicules électriques fabriqués en Chine, qui fausseraient la concurrence selon Bruxelles, Pékin a de son côté ouvert en janvier dernier une enquête sur les importations de brandys (spiritueux de vin européens) – notamment le cognac qui représente à lui seul 95% de cette catégorie – un secteur qu’il accuse soudain de « dumping » (accord sur les prix).
La situation s’est considérablement détériorée en octobre dernier, lorsque les pays membres de l’UE ont voté en faveur de l’imposition de droits de douane sur les voitures électriques importées de Chine. Pékin a alors réagi en instaurant une garantie bancaire pour l’importation des eaux-de-vie européennes sur son sol, correspondant aux droits de douane de la République populaire de Chine. Ce dépôt de garantie sera débité rétroactivement si la Chine décide formellement d’appliquer des surtaxes douanières, suite à son enquête.
Celui-ci devait prendre fin le 5 janvier, mais le ministère chinois du Commerce a annoncé mercredi qu’il serait finalement prolongé de trois mois, jusqu’au 5 avril, en raison de la « complexité » du dossier. Bonne ou mauvaise nouvelle ? Certains y voient un sursis en attendant une résolution du conflit, tandis que d’autres déplorent une situation défavorable qui durera au moins un trimestre…
20 minutes a interrogé Florent Morillon, président du Bureau national interprofessionnel du cognac (Bnic), pour faire le point sur la situation de son secteur.
Comment interprétez-vous cette nouvelle annonce du ministère chinois du Commerce d’étendre l’enquête concernant un supposé « dumping » dans votre secteur ?
Le Mofcom (Ministère du Commerce) affirme que ce délai est appliqué en raison de la « complexité » de l’enquête, la vérité est qu’elle ne trouve rien, parce qu’il n’y a rien. Comment voulez-vous que 250 maisons de négoce de Cognac, et quelques maisons européennes d’Armagnac et de brandies, acceptent de brader les prix en Chine ? C’est complètement absurde. Nous n’avons rien à nous reprocher. Maintenant, je souhaite aussi voir dans ce nouveau délai une lueur d’espoir, puisque les droits de douane définitifs auraient également pu s’appliquer à partir du 5 janvier, il y a un report de trois mois. J’interprète cela comme une ouverture à la négociation, conséquence, je pense, de la rencontre en novembre entre le président Macron et le président Xi Jinping, en marge du G20, où ils ont convenu que les premiers ministres se verraient d’ici trois mois. Malgré le changement de gouvernement, nous espérons que cet engagement sera tenu par le nouveau Premier ministre, et qu’il se rendra en Chine d’ici trois mois pour poursuivre ces négociations.
Comment avez-vous vécu cette année 2024 qui a été ponctuée de plusieurs rebondissements autour de cette problématique ?
C’est un véritable feuilleton, qui commence à être douloureux pour notre secteur… Nous sommes pris en otage dans le dossier de la voiture électrique entre l’Union européenne et la Chine. Malgré cela, depuis le 5 janvier, nous avons tout respecté, nous avons répondu à toutes les enquêtes, nous sommes allés à Pékin pour être interviewés, nous avons ouvert les portes de nos commerces… Mais la grande majorité de nos sociétés de commerce de logements sont des PME, et elles sont épuisés, ils n’arrivent plus à supporter tous ces rebondissements. Il y a à peine dix jours, les douanes ont soudainement retiré toutes nos bouteilles du duty-free en Chine, s’appuyant sur une vieille circulaire qui stipule que, lorsqu’une enquête antidumping est en cours, les produits hors taxes sont également concernés. Puis ils les remettent finalement dans les rayons au bout de deux jours… Depuis octobre, il y a ce système de garantie bancaire, qui n’est rien d’autre qu’un droit de douane temporaire. C’est une pression sur toute une région, sur nos 4 000 vignerons, nos 250 maisons de négoce, mais aussi sur les 70 000 emplois qui travaillent directement et indirectement pour nous.
Notre dossier sur la viticulture
Quelles sont les conséquences au niveau économique ?
Sur les 160 millions de bouteilles que nous vendons chaque année dans le monde, environ un quart, soit 40 millions, sont destinées à la Chine, qui représente notre deuxième marché. Cette année, nous en sommes à 30 millions, soit une baisse d’environ 20 %. De plus, cette dispute est désormais bien relayée dans la presse chinoise, et acheter une bouteille de cognac n’est plus très bien vu…
Cette crise survient également dans un contexte difficile pour votre filière vitivinicole, avec une érosion des ventes, tout en faisant également planer la menace de taxes de l’administration Trump sur plusieurs produits européens, dont le vin et le cognac, qui pourraient s’en éloigner ?
La situation est en effet très compliquée en ce moment pour toute la filière vitivinicole, et quand on entend Donald Trump dire, au fond, que l’Europe n’achète pas assez de produits américains et qu’il s’en souviendra, cela n’augure rien de bon. Les États-Unis sont notre plus grand marché, nous pourrions donc nous retrouver avec nos premier et deuxième marchés, qui représentent ensemble 70 % de notre activité, alourdis par de lourdes taxes. Nous sommes inquiets, c’est clair. Que ce soit aux États-Unis ou en Chine, je pense que notre sort sera scellé dans les trois prochains mois.
Quels seraient les autres marchés sur lesquels vous pourriez vous développer, ou vos nouvelles perspectives de croissance ?
Nous exportons près de 98 % de nos produits et nous sommes déjà présents sur 150 marchés à travers le monde. Bien sûr, nous aurons besoin de nouveaux moteurs de croissance, et nous travaillons à développer de nouveaux débouchés, je pense notamment à l’Afrique du Sud. Nous ne négligeons aucun effort. Mais il a fallu des décennies pour développer un marché comme celui des États-Unis, qui compte aujourd’hui 60 millions de bouteilles. Nous ne le remplaçons pas comme ça.
Les viticulteurs devront-ils s’adapter, voire se diversifier, si la situation se dégrade ?
Nous allons déjà mettre en place un système d’arrachage temporaire, qui permettra au vigneron de vendre la même quantité d’alcool avec moins d’hectares, c’est-à-dire de conserver le même niveau de revenus, mais avec moins de charges. Nous travaillons également sur le stockage. Mais si demain nos deux principaux marchés se retrouvent significativement impactés, cela changera complètement la donne, et nous serions alors obligés de toucher au vignoble avec un effort définitif sur nos 88 000 hectares. Mais nous n’en sommes pas encore là et nous restons confiants à moyen et long terme. On ne peut pas exclure qu’après cette année 2024 chaotique, la raison l’emporte du côté de la Chine, et que l’on évite le pire avec les Etats-Unis. L’économie peut également se redresser, ce qui permettrait une sorte de compensation. Plusieurs scénarios sont possibles, mais l’incertitude règne aujourd’hui.