«Je ne vois pas le discours xénophobe prospérer ici»

«Je ne vois pas le discours xénophobe prospérer ici»
«Je ne vois pas le discours xénophobe prospérer ici»

(A nos lecteurs : la rédaction de Paperjam a élu domicile à Dudelange, ce jeudi et vendredi, pour rencontrer les acteurs politiques, sociaux et économiques de cette ville de 22.000 habitants. Cet article s’inscrit dans cette démarche « concentrée ». Bonne lecture. Editeur -en chef.

Faire connaître la réalité migratoire du Luxembourg d’hier et d’aujourd’hui. Voilà qui pourrait résumer la mission de Denis Scuto. Fils d’un immigré sicilien et d’une mère luxembourgeoise, le professeur agrégé d’histoire contemporaine du Luxembourg à l’Université du Luxembourg rappelle qu’« un Luxembourgeois sur deux est issu de l’immigration, c’est-à-dire qu’il a au moins un parent né à l’étranger. L’historien est le premier détenteur du au sein de l’Université. Avec la Ville de Dudelange comme partenaire.

En quoi Dudelange constitue-t-elle un lieu privilégié pour la recherche sur les migrations ?

Denis Scutus – « Il y a plusieurs raisons. Tout d’abord, Dudelange abrite un véritable lieu de mémoire de l’immigration : le quartier italien. Ce quartier, construit en terrasses, rappelle l’architecture des villes d’origine des Italiens qui ont émigré ici. Comme dans d’autres villes du bassin minier, l’industrialisation de Dudelange a toujours été étroitement liée aux flux migratoires. Et ces migrations ne venaient pas uniquement d’Italie.

Déjà en 1914, huit habitants de Dudelange sur dix étaient nés ailleurs. Les migrations comprenaient des Luxembourgeois d’autres régions, des travailleurs frontaliers français et belges, des spécialistes allemands et des travailleurs italiens et polonais. Le quartier italien symbolise donc une migration bien plus diversifiée qu’il n’y paraît à première vue.

Dudelange se distingue également par son histoire politique. Elle a vu l’élection du premier maire d’origine italienne, Louis Rech. Son nom a une apparence luxembourgeoise, mais il vient du nord de l’Italie. Cela a également vu l’élection du premier ministre de cette origine, Mars Di Bartolomeo.

Dudelange abrite également le Centre de Documentation sur les Migrations Humaines (CDMH), fondé en 1995…

«C’est un autre atout majeur. Ce centre, d’importance nationale et pour la Grande Région, dispose d’une bibliothèque de 25 000 ouvrages et d’un vaste fonds d’archives. Par ailleurs, il y a près de 30 ans, une base de données a été créée au CDMH à partir des recensements et des déclarations d’arrivée. Elle recense des milliers d’habitants de Dudelange, mais aussi de Differdange et d’Esch. Nous pensons qu’il est temps de donner une dimension plus institutionnelle à ce travail.

Que verra le grand public de votre travail ?

« Nous avons plusieurs objectifs. La première est de revenir sur le travail mené il y a 30 ans dans l’ouvrage collectif « Itinéraires croisés : Luxembourgeois de l’étranger, étrangers au Luxembourg », dirigé par l’historienne Antoinette Reuter, cofondatrice du CDMH de Dudelange, et moi-même, d’un point de vue contemporain. perspective. Depuis lors, de nombreuses nouvelles migrations ont eu lieu et des recherches ont été menées.

Nous souhaitons également, avec le CDMH, réaliser d’ici deux ou trois ans une exposition itinérante sur l’histoire des migrations au Luxembourg. Il touchera un large public à travers le pays et au-delà. Enfin, nous créons une base de données participative sur l’histoire des migrations au Luxembourg et dans la Grande Région. Ce projet s’inscrit dans le cadre d’initiatives visant à créer des outils numériques innovants en sciences humaines.

Ce qui a radicalement changé, c’est la perception de la migration.

Denis Scutus, professeur, Université du Luxembourg

Quels domaines souhaitez-vous mettre en avant ?

« L’un de nos domaines prioritaires sera d’analyser comment les migrations ont transformé la société luxembourgeoise sur 30 ans. Nous partirons de l’évolution du discours gouvernemental à partir des années 1980. À cette époque, l’immigration commençait à être perçue de manière positive. Puis, dans les années 1990, le Luxembourg fait le choix stratégique de s’appuyer de plus en plus sur une immigration hautement qualifiée.

Ces politiques ont eu un impact considérable : en 30 ans, le solde migratoire a enregistré un excédent de plus de 200 000 personnes. Par ailleurs, environ 130.000 personnes ont acquis la nationalité luxembourgeoise depuis 2009. Ces chiffres démontrent la profonde transformation de notre société.

Quelles leçons pouvons-nous tirer de la comparaison des migrations passées et actuelles au Luxembourg ?

« Cette comparaison met en évidence à la fois des continuités et des ruptures. On observe des continuités : quelle que soit l’époque – 19e, 20e ou 21e siècle – le Luxembourg a toujours attiré les individus pour leurs compétences. Toutefois, les secteurs concernés ont évolué. Au XIXe siècle, les migrants travaillaient dans le textile, l’agriculture et l’industrie sidérurgique en plein essor. Au XXe siècle, l’accent s’est déplacé de l’agriculture et du commerce, en particulier vers la construction et l’industrie lourde. Aujourd’hui, la construction et l’industrie restent importantes. Mais la finance, les services, le commerce et les institutions européennes dominent. Une autre continuité concerne l’immigration de travail.

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Et les ruptures ?

« Ce qui a radicalement changé, c’est la perception de ces migrations. Jusque dans les années 1970, ils étaient souvent considérés et définis comme temporaires, presque comme un substitut. On les appelait Gastarbeiter (travailleurs invités). Désormais, au Luxembourg comme dans d’autres régions prospères, la migration est reconnue comme un phénomène structurel.

La grande rupture, c’est aussi l’évolution des stratégies d’attractivité. Depuis les années 1990, nous recrutons des profils hautement qualifiés. Ils sont attirés par des salaires élevés. Cela transforme profondément le paysage, notamment au Luxembourg. La ville de Luxembourg et ses communes voisines forment une métropole. Elle est désormais peuplée de professionnels hautement qualifiés, luxembourgeois et étrangers.

L’évolution du profil type des immigrés au Luxembourg est donc marquée par une augmentation des qualifications…

“Oui. Cela dit, une certaine dualité existait déjà au début du XXe siècle. À l’époque, la plupart des Italiens venaient pour des travaux pénibles dans les usines ou sur les chantiers, tandis que les spécialistes allemands arrivaient comme ingénieurs ou cadres. Aujourd’hui, cette segmentation est encore plus prononcée.

Certains parlent de Sandwich-Gesellschaft (société sandwich). La classe moyenne luxembourgeoise se situe entre deux extrêmes. D’un côté, il y a les travailleurs peu qualifiés, souvent étrangers. De l’autre, une élite hautement qualifiée, composée de cadres de banques et d’autres secteurs très rémunérateurs, pour la plupart étrangers.

Les données du recensement de 2021 le confirment. Par exemple, la majorité des diplômés luxembourgeois atteignent aujourd’hui le niveau licence ou master. Pour les immigrants, le spectre est plus large. On y trouve à la fois des ouvriers du bâtiment, autrefois principalement italiens ou portugais, mais aujourd’hui d’origines plus diverses, et des employés hautement qualifiés. L’importance croissante de l’anglais dans la société luxembourgeoise reflète cette évolution.

Les années 1980 marquent un changement important dans le discours.

Denis Scutus, professeur, Université du Luxembourg

Contrairement à de nombreux pays européens, le débat sur la migration reste relativement contenu au Luxembourg. Le pays finira-t-il par adopter des discours similaires à ceux de ses voisins ?

« Le Luxembourg se distingue par plusieurs facteurs. Tout d’abord, les années 1980 marquent un changement important dans le discours. Alors que de nombreux pays européens refusaient d’admettre leur nature d’État d’immigration, le Luxembourg fut l’un des premiers à l’affirmer. Avant cela, la politique migratoire était très restrictive, voire xénophobe, également au Luxembourg.

Par exemple?

« Dans l’après-guerre, la priorité a été donnée aux Européens, aux catholiques et aux Blancs. Dans les années 1950 et 1960, l’immigration italienne diminue. Le patronat a alors souhaité recourir à la main d’œuvre tunisienne via un accord bilatéral. Mais cette proposition a été refusée par le gouvernement. De même, dans l’agriculture, nous avons préféré recruter des Néerlandais… mais nous voulions attirer ceux du sud du pays, censés être catholiques ! Lorsque les Portugais sont arrivés, des tentatives ont été faites pour limiter l’immigration des Cap-Verdiens, même s’ils étaient portugais.

Il y a donc eu un grand changement dans les années 1980. La société luxembourgeoise a été officiellement reconnue comme société d’immigration. Cette posture est rare en Europe. Cela explique, en partie, pourquoi les débats sur la migration sont moins conflictuels ici qu’ailleurs.

Ce consensus est-il solide ?

« Le consensus reste fort, mais des tensions existent, notamment autour de la question linguistique. Des discours populistes émergent parfois sous couvert de protection de la langue luxembourgeoise ou de opposition à la croissance démographique. Cependant, je ne vois pas de véritable discours xénophobe, comme on peut le voir en Allemagne avec l’AfD, prospérer ici.

La raison est simple : tout le monde sait que l’immigration est essentielle à la prospérité du pays. Les travailleurs frontaliers, par exemple, jouent un rôle central dans le financement des retraites et de la sécurité sociale. De même, le secteur financier, principal moteur de richesse, s’appuie en grande partie sur une main-d’œuvre internationale. En d’autres termes, si nous adoptons un discours anti-immigration radical, c’est tout le modèle économique luxembourgeois qui s’effondrera.»

 
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