En lisant les avis des experts qui ont démystifié les mythes et préjugés sur les violences sexuelles lors du procès civil de Gilbert Rozon, je n’ai pu m’empêcher de penser aux progrès incroyables réalisés au cours de la dernière décennie.
Je me souviens de l’incrédulité au lendemain de l’affaire Jian Ghomeshi, cet ancien animateur vedette de CBC congédié en 2014 à la suite d’allégations d’agression sexuelle et acquitté à l’issue d’un procès criminel en mars 2016.
Si ces femmes disaient la vérité, pourquoi ne se sont-elles pas immédiatement précipitées au commissariat ? avons-nous demandé à l’époque. Comme si l’absence de dénonciation était en soi la preuve qu’ils mentaient.
C’est ainsi que le hashtag #BeenRapedNeverReported et son homologue francophone #AgressionNonDdonnée ont été lancés sur les réseaux sociaux en novembre 2014. Trois ans avant #metoo, on assistait alors à un premier déluge de témoignages de femmes affirmant avoir subi des agressions sexuelles et ne jamais les dénoncer. il.
Comme le rappelle Sarah Polley dans Courir vers le danger (Boréal), même si le mouvement a donné lieu à un tsunami de témoignages qui laissaient entendre qu’on était en route vers un changement systémique majeur, les femmes qui ont témoigné contre Ghomeshi ont plutôt eu droit à une séance d’humiliation majeure. Ils ont été ridiculisés pour leurs pertes de mémoire et le fait d’avoir gardé des liens avec l’homme qu’ils accusaient de leur avoir fait subir des violences. Contrairement aux plaignantes de l’affaire Weinstein, ces femmes, comme d’autres plaignantes de l’ère pré-#metoo, n’avaient pas droit à l’appui de témoins experts pour expliquer l’effet d’un traumatisme sur la mémoire, souligne avec amertume la cinéaste et actrice torontoise. Elle révèle dans son livre qu’elle a elle-même été victime de l’ex-animateur. Elle tente d’expliquer pourquoi elle a longtemps gardé le silence et n’a jamais porté plainte. Pourquoi croit-elle aussi les autres femmes qui l’ont dénoncé.
Je crois ces femmes parce que leurs comportements contradictoires après les faits allégués, les incohérences de leur récit et leurs trous de mémoire me rappellent mon propre comportement, mon propre oubli.
Sarah Polley dans Courir vers le danger
Près d’une décennie plus tard, dans le sillage du mouvement #metoo, les mythes et préjugés sur les violences sexuelles n’ont pas disparu. Mais nous pouvons compter sur davantage de connaissances, de données scientifiques et de garanties pour éviter qu’elles ne soient utilisées pour miner injustement la crédibilité des victimes.
On comprend beaucoup mieux aujourd’hui que le scénario de la « bonne victime » qui s’empresse de porter plainte à la police, coupe immédiatement tout lien avec son agresseur et témoigne sans aucune hésitation ni aucun trou de mémoire est un scénario stéréotypé qui n’a pas grand-chose à voir. à voir avec la réalité de la plupart des victimes.
Comme le rappellent deux témoins experts au procès civil de Gilbert Rozon1accusé d’agression sexuelle et de viol par neuf femmes, les violences et les traumatismes psychologiques entraînent des problèmes de mémoire et des réactions dissociatives bien documentées.
Face à une overdose de douleur, de honte ou de peur, le cerveau tente de se protéger. Un peu comme un fusible qui saute en cas de surcharge de courant.
Dans le rapport d’expertise cosigné par Karine Baril et Sandrine Ricci présenté au tribunal en début de semaine à la demande des neuf avocates des femmes, il est souligné, études à l’appui, que contrairement à ce qu’on pourrait croire, les altérations de la mémoire font partie des facteurs associés à une meilleure crédibilité des témoignages des victimes d’agression sexuelle. La recherche scientifique indique que les trous de mémoire avoués et les incertitudes lors du témoignage d’un adulte sont des facteurs associés à une plus grande plausibilité, même si, en fait, la justice a tendance à voir le contraire. signe d’un manque de crédibilité.
Le fait de ne pas courir porter plainte à la police ou d’attendre des années avant de le faire s’explique aussi par de nombreux facteurs qui n’entament en rien la crédibilité des plaignants. En fait, l’agression sexuelle reste le crime le moins souvent signalé aux autorités. Au Canada, seulement 6 % des agressions sexuelles ont été signalées à la police en 2019, comparativement à 37 % des agressions et 46 % des vols qualifiés.2. Ce crime reste également sous-déclaré chez les femmes qui ont été victimes des formes d’agression sexuelle les plus graves.
Pour quoi ? Parce qu’ils ont très souvent honte et se sentent coupables. Parce qu’ils ont peur de ne pas être crus. Parce qu’ils ne veulent pas faire honte à leur famille. Parce qu’ils ne font pas confiance à la justice…
Depuis #metoo, un travail colossal a été accompli sur plusieurs fronts au Québec pour reconstruire cette confiance écornée et démystifier les mythes encore trop présents au sujet des victimes de violences sexuelles. Suite à une recommandation du comité d’experts Rebuilding Trust3le Code civil a notamment été modifié pour exclure le recours à des mythes et des préjugés dans l’évaluation de la crédibilité des victimes de violences sexuelles.
En suivant le procès de Gilbert Rozon, qui nie les accusations portées contre lui et dont les avocats soutiennent que ce nouvel article du Code civil sur les mythes et préjugés ne peut être invoqué dans le cadre de son procès4nous mesurons les progrès réalisés, mais aussi ceux qui restent à faire. Et on ne peut que saluer le courage de toutes ces femmes qui, sur ce chemin boueux et semé d’embûches, s’avancent à la barre bien décidées à faire changer de camp la honte.
1. Lire « Procès contre Gilbert Rozon : les violences sexuelles décortiquées »
2. Consulter « Victimisation criminelle au Canada, 2019 »
3. Consultez le résumé du rapport Rebuilding Trust
4. Lire « Poursuites contre Gilbert Rozon : la défense attaque l’article sur les mythes et stéréotypes »