A l’occasion de la sortie du livre « Tchang Tchong -Jen. Artiste voyageur », tintin.com a interviewé Tchang Yifei et Dominique Maricq pour en savoir un peu plus sur la vie et l’œuvre de l’ami d’Hergé.
Il semble que les voyages forment la jeunesse et vous, en regardant le destin de Chiang, avez également montré qu’ils avaient formé le jeune artiste en devenir qu’il était. Comment ces errances ont-elles influencé son travail ?
Yifei : Il faut surtout rappeler que c’est grâce à son apprentissage précoce de la langue française à l’école de Shanghai qu’il a pu voyager en Europe et s’imprégner pleinement de la culture occidentale. Ce séjour fut évidemment une révélation pour le jeune artiste. Son parcours commence à Bruxelles où il étudie pendant 4 ans à l’Académie Royale des Beaux-Arts pour apprendre la peinture et la sculpture. Il se rend ensuite en Flandre, en Wallonie, en France, en Angleterre, aux Pays-Bas, en Allemagne et en Italie. Et pour mieux s’imprégner de l’esthétique picturale occidentale, il visite tous les hauts lieux de la création artistique (musées, galeries, ateliers d’artistes…). Il était fasciné par ce qu’il voyait et pour ne perdre aucune trace, il consigne toutes ses impressions et remarques dans un journal qui le suivit partout, de 1932 à 1936. Ce document regorge d’anecdotes et d’informations, alimentées au quotidien. . C’est un témoignage émouvant qui nous a permis de retracer fidèlement le parcours qui lui a ouvert l’esprit et les yeux. Car à cette époque, Internet n’existait pas et donc, pour s’informer et trouver de nouvelles sources d’inspiration, les artistes devaient souvent voyager. En fait, c’est en peignant d’après nature les pays visités, en rencontrant les gens, en discutant avec eux, en observant leur façon de travailler que son style s’affirme.
Dominique : Sans aucun doute, ce voyage en Europe dans la première partie des années 1930 a profondément marqué et nourri Tchang Tchong-Jen. Si dès son adolescence, il avait déjà été familiarisé avec l’art en Occident (via l’enseignement qu’il avait reçu dans un collège où la musique, les beaux-arts et les métiers d’art faisaient partie intégrante du programme), c’est une fois établi en Europe qu’il va véritablement étudier, assimiler et d’une certaine manière « s’approprier » les techniques et procédés des peintres et sculpteurs de notre continent. Rien de tel que de se « confronter » à la réalité des choses et de se retrouver devant les œuvres, dans les salles des musées et dans d’autres lieux qui célèbrent la création humaine pour en saisir l’essence profonde. Comme Hergé, Tchang se documente, se renseigne, prend des notes sur ce que font les maîtres qu’il admire tant. Il créera cependant ensuite des œuvres personnelles, tant picturales que sculpturales, dans un style caractérisé par une synthèse harmonieuse entre l’art traditionnel chinois et les tendances artistiques de chez lui.
Dans la préface, vous écrivez que « dans la carrière d’Hergé, il y aura un avant et un après Lotus Bleu « . Pourquoi la rencontre avec Chang a-t-elle été si décisive pour le père de Tintin ?
Yifei : Leur rencontre a été un échange culturel profond qui s’est rapidement transformé en amitié. A Bruxelles, Tchang côtoyait de nombreux artistes, mais c’est avec Hergé que la proximité était la plus évidente. Ils partageaient beaucoup de points communs. Ils avaient le même âge, la même philosophie, la même poésie et s’intéressaient aux mêmes disciplines artistiques. Leur collaboration a été immédiatement placée sous le signe de la tolérance et de la fraternité qui sont deux valeurs humaines universelles. Ce qui signifiait que tous deux étaient capables de communiquer tout en se respectant. Chacun a pu exprimer son point de vue selon sa culture et sa sensibilité. De quoi faire tomber bien des barrières et des clichés. Sur le plan artistique, grâce à sa maîtrise de l’aquarelle et de la calligraphie, Tchang a su initier Hergé au maniement du pinceau afin qu’il puisse enrichir son style en dessinant d’un trait simple, fluide et expressif fait de nuances et de profondeurs, selon selon qu’il soit sec, humide, soutenu et/ou incliné. Sur le plan personnel, Tchang a également ouvert les horizons d’Hergé et transformé définitivement la manière dont il représentait les gens et les cultures dans ses bandes dessinées.
Dominique : Pour la première fois de son existence, lors du développement d’un nouvel épisode des aventures de Tintin, Hergé collaborera quasi systématiquement avec un autre créateur. Tchang a le même âge que lui, il a les mêmes convictions religieuses et tout comme lui, il ressent une soif de connaissances qui ne se limite pas aux questions artistiques. Ensemble, ils construiront une histoire extraordinaire, Le Lotus Bleuune histoire qui dépasse de loin les précédents épisodes des aventures de Tintin par sa justesse de ton et son réalisme. Les séances de travail seront accompagnées de conversations portant sur toutes sortes de sujets, aussi variés que la philosophie, les mœurs et coutumes chinoises, l’art, l’actualité, l’histoire, la religion et la morale. Pour Hergé, Tchang est la leçon de l’Orient. Le designer belge rencontrait à cette époque (nous sommes en 1934) presque majoritairement des Belges, voire quelques Français, mais ce fut une des premières fois où il se trouva face à un étranger avec qui il était possible de dialoguer en profondeur sur les sujets les plus courants. sujets. plus diversifié. On peut parler d’une véritable initiation. Hergé découvre une autre forme de penser et d’agir. Il sera marqué à vie.
Au fil des pages et des illustrations, on découvre une production artistique riche, sensible et variée (dessin, calligraphie, peinture, sculpture…), influencée par ses origines orientales et son tour pictural en Europe. Selon vous, que retenir de ce travail fructueux ?
Yifei : Chiang était en effet un artiste infatigable et prolifique. Il a vécu de son art jusqu’au bout, même dans les années les plus sombres. A la fin des années 1960 en Chine, les conditions de création étaient limitées et contrôlées par le pouvoir politique en place. Il a donc fallu beaucoup de courage et de ténacité pour continuer à travailler dans ce contexte. D’ailleurs, la plupart de ses collègues ont abandonné leur carrière pour vivre selon les règles imposées. Mais il avait beaucoup trop de respect pour son art et ne pouvait se résigner à l’idée de l’abandonner. De nombreuses années plus tard, je me souviens, quelqu’un lui a demandé : « Et allez-vous un jour prendre votre retraite, M. Chiang ? « . Il a répondu : « Je crois que mon statut d’artiste ne me le permettra pas puisque chaque jour je continue d’apprendre des choses. » Il a toujours eu le goût d’apprendre. La curiosité aussi. C’est pourquoi il était un artiste complet. Et bien qu’il ait excellé dans plusieurs domaines, tout au long de sa carrière, il s’est toujours présenté comme : « Chang, sculpteur chinois ». Aussi, je dirais que s’il y avait une œuvre à retenir parmi sa production ce serait La Femme du pêcheur car c’est la première de ses sculptures à avoir reçu des honneurs (cette épreuve a été réalisée dans le cadre d’un concours organisé en 1932 par Égide Rombaux qui fut son professeur à l’Académie Royale des Beaux-Arts de Bruxelles (elle remporta le 1er Prix). Cette composition exprime avec force les sentiments d’angoisse qu’il ressentait à cette époque, en raison de la guerre sino-japonaise qui faisait rage dans son pays. C’est aujourd’hui l’une des pièces remarquables de la collection du Musée national des beaux-arts de Pékin.
Dominique : Tchang Tchong-Jen est un artiste complet. Il s’essaye à de nombreux genres, à de nombreuses pratiques dans le domaine artistique. Son style est le résultat d’une lente maturation, d’un long apprentissage qui implique aussi bien la peinture traditionnelle chinoise que le mouvement des peintres impressionnistes, la sculpture ancienne, celui des sculpteurs contemporains et même des aquarellistes de renom. En sculpture, Auguste Rodin est son modèle de référence absolue. Dans une veine que l’on pourrait qualifier de réalisme à visage humain, il nous lèguera un patrimoine artistique fertile, avec des bustes qui crient la vérité, des bronzes qui captent toute la force d’un regard et la personnalité de ceux qui ont posé pour lui. De François Mitterrand à Claude Debussy, en passant par Deng Xiaoping, Hergé ou le prince Rainier III de Monaco, c’est tout l’art de Tchang, artiste voyageur. Ses toiles et peintures valent également le détour, osmose subtile et délicate entre les classiques de la peinture chinoise et les Beaux-Arts occidentaux.
Textes et images © Hergé / Tintinimaginatio – 2025