Les auteurs nous proposent une quête initiatique qui va nous transporter dans un monde parallèle, à une époque antédiluvienne où Paris et l’Île-de-France étaient encore sous les eaux. Très bonne fantaisie française !
Lorsque Max, Sébastien et Arthur, trois amis d’enfance aujourd’hui quadragénaires, apprennent que Neige est de retour à Clamart, c’est toute leur adolescence qui refait surface. Neige était la plus belle fille du lycée, et à l’époque, tous les garçons étaient autour d’elle… Après le Bac, elle traverse la Manche pour ne plus revenir, confortée par sa réussite de photographe en Grande-Bretagne. Pour fêter son retour, Neige invite ses anciens amis dans la maison de son enfance. Cette dernière, ayant décidé de refaire la déco, demande l’avis de Max sur une mystérieuse fresque qu’elle a découverte sous le vieux papier peint, sans se rendre compte qu’elle lui a ouvert une porte sur un univers insoupçonné…
Fidèle à son sacerdoce consistant à réintégrer la tradition littéraire « fantastique » européenne dans la pop culture mondiale, Serge Lehman a mis ici en lumière un mouvement marginal dans l’art du XIXe sièclee siècle, celui de la peinture symboliste et ésotérique. Pour ce faire, elle s’est concentrée plus particulièrement sur Odilon Redonun artiste tourmenté et décalé qui a connu sa période sombre, où il a représenté des chimères cauchemardesques, avant de s’orienter vers des thèmes plus sobres, plus lumineux. De là, Lehmanscénariste érudit à l’imagination fertile, tissera un univers fictionnel et original en évoquant des lettres imaginaires des grands Jean Cocteaudes œuvres manquantes, des artistes obscurs ou inventés comme Ferdinand Krebs, auteur présumé de la fresque dans la chambre d’un des protagonistes, Neige Agopian.
Et si Serge Lehman fait référence à Cocteauce n’est pas tout à fait par hasard, puisqu’avec Les navigateursil reprend le credo de l’artiste qui consiste à mêler le rêve à la réalité. A travers la découverte d’une fresque cachée sous un vieux papier peint, naîtra une étrange aventure, comme si une porte s’était ouverte sur l’inconnu, entraînant les protagonistes vers une dimension onirique parallèle à la réalité plus familière.
Particulièrement bien ficelée et d’une rare originalité, cette histoire nous emmène en région parisienne, où trois amis d’enfance vont mener leur propre enquête pour retrouver leur ami Neige récemment rentré de l’étranger, ce dernier ayant disparu corps et biens dans la maison familiale. où elle venait de déménager, d’une manière très mystérieuse. La psychologie des personnages, tant principaux que secondaires, est très bien dessinée, et c’est là le point fort de cet auteur. Il y a d’abord Max Faubert, écrivain technophobe et amoureux de poésie, rédacteur en chef d’une petite maison d’édition héritée de Sébastien, fils à papa stylé et faux snob très cultivé, aux opinions bien arrêtées. Vivant sa vie un peu à l’écart, Arthur est le rebelle du trio, l’aventurier un peu asocial qui existe depuis l’enfance, équipé d’une prothèse de tibia qui lui donne de faux airs de pirate. Ce dernier, vivant toujours chez ses deux tantes, console sans modération ses différents maux avec de l’alcool ou de l’herbe. Quant à Max, cette aventure lui permettra-t-elle d’exorciser des traumatismes profondément enfouis, qui s’accrochent à son psychisme comme le pansement qu’il porte sur sa joue ?
Tout au long de ces 200 pages captivantes, les indices vont s’accumuler pour reconstituer peu à peu toutes les pièces d’un incroyable puzzle, jusqu’à ce basculement vers une dimension parallèle aux accents oniriques, où s’échappe une étonnante poésie horrifique. à tous les repères temporels, une poésie magnifiée par l’excellent dessin de Stéphane de Caneva. Et comme le titre l’indique, Les navigateurs ont à voir avec le monde marin, d’une portée symbolique très riche qui va des mythes ancestraux aux Freudpour qui il représente l’inconscient du rêveur dans son immensité, quel Lehman exploitera abondamment ici. Ce fameux « monde de la vieille mer » décrit dans le livre s’appuie sur des recherches hydrologiques du XIXee siècle de l’ingénieur Eugène Belgrandqui a découvert que le Bassin parisien était entièrement submergé par les eaux à l’époque préhistorique, que Montmartre était une île et Montreuil une ville côtière… N’était-ce pas le sujet de rêve de l’amateur de mythes et de mystères qu’est Serge Lehman ? Ainsi, comme nous le verrons, cette aventure vers une réalité maritime alternative donnera à Max l’occasion de purifier son âme blessée…
Stéphane de Canevaqui en est à sa troisième collaboration avec Serge Lehmannous livre un dessin maîtrisé qui évoquerait le comics US, mais dans un style évitant la violence souvent inhérente au genre. Il y ajoute une jolie touche poétique qui atteint son apogée dans la dernière phase du récit, avec une étonnante variation graphique pour signifier le passage dans une dimension parallèle.
Une véritable invitation au rêve, qui bénéficie également d’un montage soigné pour mettre en valeur la très belle couverture, Les navigateurs s’impose comme l’une des meilleures aventures fantastiques de l’année, avec une quête initiatique plus psychologique pour échapper à un traumatisme culpabilisant. A travers une documentation abondante qui sert de base à son imaginaire foisonnant, Serge Lehman parvient à réenchanter un pays qui en a bien besoin (le nôtre !), faisant que ses citoyens continuent d’être déçus par l’absence de perspectives politiques. Dès le début, Lehman est un transmetteur – moderniste et non nostalgique – d’une tradition littéraire fantastique abandonnée en France et en Europe, souvent au profit de productions américaines ou japonaises. Et c’est extrêmement précieux.
Laurent Proudhon