Je ne me souviens pas des jours tristes à Brest. C’est presque une île. La mer entre dans le détroit, dans le port, elle est partout. Au cas où nous l’aurions oublié, le vent marin vient vous chercher du plus profond des rues de la ville. Les Brestois sont très gentils. Il y a quelque chose en soi, une réserve. Le contact avec eux peut être très amical, chaleureux, mais toujours très convenable. Les gens ne vous tapent pas dans le dos et ne vous disent pas “ça va, Bébert ?” « . J’aime cette modération bretonne, qui est une forme de courtoisie.
A quel âge as-tu commencé à monter sur un bateau ?
Ce devait être entre 1948 et 1950, à Locquirec (29), sur un bateau appelé Gwalarn. J’avais 4-5 ans. Allons pêcher jusqu’à Locquémeau (22). Depuis que je suis petit, je peux sentir le poisson coupé sur le banc de ligne d’appât près de mon nez. Je garde un souvenir éblouissant de ce premier voyage en bord de mer. Près de soixante ans plus tard, j’emmène Géronimo au port de Locquirec. J’avais envie de boucler la boucle avec ma première navigation.
Vous étiez pensionnaire, âgé de 13 à 19 ans. Autant dire que vous avez eu le temps de rêver à la mer !
Quand j’ai dû quitter la mer pour retourner au collège, j’en ai fait onze ! – c’était, à chaque fois, une clé. Je lis pour m’évader. Dès que j’ai pu abandonner, j’ai lu beaucoup moins. Mon rapport à la mer n’est pas intellectuel.
Entre votre première sortie, enfant, à Locquirec, et votre service militaire dans la marine, sur la goélette Pen Duick III, vingt ans plus tard, comment a évolué le jeune Kersauson ?
J’étais marin éclaireur. Dès l’âge de 15 ans j’ai commencé à travailler sur des bateaux : je les peignais, je les entretenais.
Que signifie « avoir le sens de la mer » ? Est-ce inné ?
Quand vous aimez quelque chose, vous êtes bon dans ce domaine.
Vous parlez de votre misanthropie dans votre livre. Et surtout le rêve que vous faites parfois : vous vous réveillez seul sur Terre. Souhaitez-vous vous soutenir ?
Assez ! J’aimerais que lorsque j’ouvre les fenêtres le matin, il n’y ait pas un être humain à moins de 200 kilomètres.
« C’est vraiment agréable d’être seul », dites-vous : « vivre ensemble », ce n’est pas vraiment pour vous, n’est-ce pas ?
Pour moi, les gens n’ont jamais été un besoin mais souvent un plaisir. Je ne suis disponible que pour ce que je souhaite faire.
Les années passées auprès de Tabarly ont été magiques. Il avait quatorze ans de plus que moi. J’étais son matelot puis son commandant en second. En le regardant décider, j’ai appris à décider.
On comprend en vous lisant que vous préfériez les courses en solo. Mais avec qui avez-vous aimé naviguer ?
Les années passées auprès de Tabarly ont été magiques. Il avait quatorze ans de plus que moi. J’étais son matelot puis son commandant en second. En le regardant décider, j’ai appris à décider. Lorsqu’il était critiqué, il s’en fichait. Comme lui, je pensais que puisque nous ne gérions pas le cerveau des autres, nous n’étions pas responsables de leur pensée. C’était leur problème, pas le nôtre. Eric était un homme sévère.
C’est ainsi que vous vous présentez, de toute façon. Quand deux hommes aussi proches vivent ensemble dans le même bateau, la relation doit être sèche, non ?
Nous nous parlions très peu. Seule l’action nous intéressait. Je le faisais rire de temps en temps. C’était comme les Américains : tu enlèves ton chapeau, il rit, tu le remets, il rit aussi !
La Bretagne est difficile à naviguer. C’est l’endroit au monde où il y a le plus de pierres, de pierres commémoratives et de phares par mètre carré. Sans parler des courants. Celui qui s’y est beaucoup formé est capable de naviguer presque partout dans le monde.
Il y a de très beaux passages dans votre livre sur vos équipages et la façon dont vous avez choisi vos hommes. En quoi aviez-vous confiance ?
Il suffit de regarder un garçon traverser le pont pour savoir ce qu’il vaut.
Considérez-vous la Bretagne comme le meilleur endroit au monde pour apprendre à naviguer ?
Les six skippers engagés sur l’Arkéa Ultim Challenge 2024 étaient bretons et leurs bateaux ont été construits en Bretagne. Avez-vous besoin d’un autre sujet ? Cela s’explique tout seul : la Bretagne, surtout au nord, est difficile à naviguer. C’est l’endroit au monde où il y a le plus de pierres, de pierres commémoratives et de phares par mètre carré. Sans parler des courants. Celui qui s’y est beaucoup formé est capable de naviguer presque partout dans le monde.
Vous avez peut-être l’impression que le monde de la course automobile ne vous intéresse plus. Pourtant, dans votre livre, vous ne tarissez pas d’éloges sur ce concours remporté par Charles Caudrelier…
J’ai fait de nombreuses fois le tour du monde à bord d’un multicoque. Voir ces gars partir en solo sur des bateaux de cette taille, naviguant à 27 nœuds de moyenne, pendant plus de quarante jours, m’a émerveillé. Cela me fait très plaisir de voir qu’il existe une génération qui continue ce que nous essayons de faire depuis cinquante ans.
Parmi les six skippers, y en a-t-il un qui vous a plus impressionné que les autres ?
Pour naviguer ces bateaux, à cette vitesse, sur ce parcours, il faut être un grand champion. J’admire. Thomas Coville était marin avec moi. Il a fait avec moi sa première tournée mondiale. Son sponsor, Sodebo, est une entreprise familiale vendéenne qui a axé sa communication sur la voile, avec tous les risques que cela comporte. On ne parle pas assez de cet engagement.
Avez-vous déjà eu envie d’aller voir ce qui se passe sous l’eau, d’explorer les profondeurs avec un sous-marin océanographique ?
J’ai plongé avec Perle, le sous-marin nucléaire d’attaque. J’étais en mer comme je ne l’avais jamais été auparavant. Je suis claustrophobe mais pas là. Quand vous écoutez, vous voyez le bateau de pêche devant, le cargo derrière ralentir, plus que si vous étiez en surface. C’est extraordinaire.
Est-ce qu’entendre est le véritable secret du marin ?
Les anciens m’ont raconté qu’ils pouvaient s’orienter dans le brouillard grâce au bruit des vagues sur les pierres lorsqu’ils traversaient ce qu’on appelle « la Chaussée de Sein », entre l’île de Sein et le phare d’Ar-Men. C’est une géographie solide. Savoir ancestral.
Vous avez commencé à naviguer en 1967-1968. N’aviez-vous pas soixante-huit ans ?
J’avais 24 ans en 1968. Ayant fait une certaine éducation, j’ai appris que les enfants qui déclenchent les révolutions sont souvent les premières victimes. Je m’en fichais vraiment. Le propre de l’homme est de s’adapter. Cependant, à défaut d’y parvenir, les révolutionnaires veulent changer le monde. C’est leur problème.
Est-ce au contact des Polynésiens que vous êtes devenu un peu plus écolo ?
Il y a soixante ans, personne n’était vert. Dans les ports, les garçons qui changeaient l’huile jetaient l’huile à la mer. Quand j’étais enfant, on ne pouvait pas nager dans le nord de la Bretagne sans toucher au goudron. Ce qui avait coulé dans la Manche pendant la guerre avait laissé tomber beaucoup de détritus. L’écologie est passée de l’observation aux déclarations, au comportement et, parfois, à la religion. Dans tout cela, nous devons résoudre le problème.
Les risques sont faits pour être pris. N’est-il pas plus dangereux de ne pas risquer sa vie ? La peur s’avère presque toujours être une mauvaise conseillère.
L’aversion au risque de notre époque vous horrifie. Sommes-nous entrés dans ce que le philosophe Pascal Bruckner appelle la « civilisation des pantoufles » ?
Les risques sont faits pour être pris. N’est-il pas plus dangereux de ne pas risquer sa vie ? La peur s’avère presque toujours être une mauvaise conseillère. Un de mes parrains, Henri Lachmann, m’a demandé un jour : « Olivier, quels sont les risques ? « . J’ai répondu : “Henri, il n’y a que des risques”. Il a donc eu cette phrase : « D’accord ! » Nous devons y aller. Magellan ne se souciait pas de ce genre de considérations ! Le plus grand de tous les marins, c’est lui ! Son expédition est le premier geste de mondialisation.
Qu’est-ce que la mer ne vous a pas appris ?
J’étais heureux, tu ne sais pas à quel point j’étais heureux. J’ai adoré mon travail. Je ne me suis jamais ennuyé. J’ai perdu un bateau, j’ai cassé des mâts. A la fin de mon livre je publie mon rapport de navigation. Je naviguais en moyenne huit mois par an !
Au début de cette interview vous avez évoqué les tombes de vos grands-parents et de vos parents. Y allez-vous parfois pour méditer ?
Je verrai mes morts, oui. Je prends le temps d’être avec eux un moment. Cela me permet de réfléchir.
Nous ne pouvons pas imaginer qu’un marin comme vous veuille être enterré après sa mort…
Je ne suis pas intéressé ! Ils peuvent venir au Canigou avec moi s’ils le souhaitent. Le seul but de la tombe est de maintenir une connexion.