Gallimard au secours de Daoud, l’Académie Goncourt silencieuse

Gallimard au secours de Daoud, l’Académie Goncourt silencieuse
Gallimard au secours de Daoud, l’Académie Goncourt silencieuse

Dans un entretien à la chaîne One , Saâda Arbane accusait, le 15 novembre, Kamel Daoud d’avoir «dépossédé une victime du terrorisme de son histoire, de sa vie, contre son gré », et ce malgré «les refus catégoriques de ses parents de leur vivant ».

Antécédents de traumatisme

Alors âgée de 6 ans, en 1993, Saâda Arbane fait partie des victimes d’une attaque d’un groupe armé à laquelle elle a survécu, mais dont elle souffre encore de nombreuses séquelles. Laissée la gorge tranchée par les assaillants, Saâda Arbane ne peut aujourd’hui parler qu’avec de l’aide, en raison des blessures infligées à ses cordes vocales.

Ayant “il a fallu plus de vingt-cinq ans pour oublier[s]surtraumatisme « , estime-t-elle que Kamel Daoud l’aurait » attisé les blessures» d’une histoire qu’elle pensait être « le seul à décider comment [elle devait en] sortir « . Elle pointe également la responsabilité de l’épouse de Kamel Daoud, psychiatre, dans l’utilisation potentielle de son récit.

Suivi médical très proche du romancier

En effet, Saâda Arbane était accompagnée du psychiatre, dévoilant les détails de son intimité psychologique lors des séances. Elle affirme avoir été suivie depuis 2015 jusqu’au départ de la famille Daoud en , dans plusieurs établissements médicaux d’Oran, d’abord pour une thérapie de groupe avec sa mère, puis seule.

L’épouse de Kamel Daoud aurait même évoqué l’intérêt de l’écrivain pour l’histoire de Saâda Arbane, et cette dernière aurait clairement exprimé son refus de voir son histoire transformée en livre. Dans son témoignage, Arbane déclare : «[S]sa femme m’a dit qu’il écrivait un livre, je lui ai dit : “Faites attention, je ne veux pas que ce soit ma faute” . Elle m’a dit : “Non, il ne s’agit pas du tout de toi.” . Plusieurs fois lors de mes consultations, j’ai répété à sa femme :“Attention, je refuse de le laisser faire ça.” »

Éléments “purement fictif »

Pour étayer ses accusations, Saâda Arbane évoque plusieurs points communs avec Aube, personnage principal de Houris : « Ma cicatrice. Ma canule. Conflits avec ma mère. L’opération que j’ai dû subir en France, la pension que je reçois en tant que victime [du terrorisme islamiste]. Avortement, je voulais avorter. La signification de mes tatouages [au niveau de la nuque et du pied]. Le salon de coiffure, j’avais un salon de coiffure et d’esthétique et c’est dans le livre. Lycée Lotfi. L’allusion romancée à ma passion pour l’équitation.»

Dans un communiqué envoyé ce lundi 18 novembre, les éditions Gallimard, qui publient Hourisdénoncer «violentes campagnes diffamatoires» contre l’écrivain. “EtHouriss’inspire des événements tragiques survenus en Algérie pendant la guerre civile des années 1990, son intrigue, ses personnages et son héroïne sont purement fictifs», assure Antoine Gallimard, PDG de la maison.

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Il cite en outre la jurisprudence : «Depuis le procès intenté en 1896 à propos du roman de Jules Verne,Face au drapeaules juges considèrent que tout romancier est libre de s’inspirer de faits réels (historiques, politiques, juridiques), d’événements réels et de personnes connues pour créer une œuvre de fiction.»

En France, cette liberté de création et de diffusion artistique peut éventuellement se heurter au droit au respect de la vie privée. Entre inspiration littéraire et révélation d’éléments intimes, la frontière est parfois floue, et des controverses surgissent fréquemment, notamment dans le domaine de l’autofiction. Parmi les dernières en date, citons celle autourYogad’Emmanuel Carrère, un roman attaqué par Hélène Devynck, son ex-compagne, qui faisait état d’un texte publié sans son accord.

Pour les éditions Gallimard, Kamel Daoud représente la perspective d’une fin d’année prospère financièrement : après avoir reçu le prix, l’auteur a vendu près de 50 000 exemplaires de son ouvrage, du 4 au 10 novembre.Hourisa ainsi dépassé les 120 000 titres vendus.

Une cible politique ?

L’éditeur rappelle encore que Kamel Daoud n’est pas vraiment bien vu par les autorités algériennes, et estime que les accusations s’inscrivent dans le cadre de campagnes “orchestré par certains médias proches d’un régime dont on connaît la nature».

Réélu en septembre dernier avec près de 95 % des suffrages exprimés, le président sortant Abdelmadjid Tebboune, 79 ans, occupe ce poste depuis 2019. La participation électorale était cependant en berne, avec seulement 5 millions d’électeurs sur 24 millions inscrits, alors que l’espace laissé à l’opposition reste minime.

Peu avant cette échéance électorale, l’organisation non gouvernementale Amnesty International dénonçait «une érosion continue des droits de l’homme à travers la dissolution par les autorités des partis politiques, des organisations de la société civile et des médias indépendants, ainsi qu’une augmentation des arrestations arbitraires et des poursuites judiciaires fondées sur de fausses accusations de terrorisme», selon les mots d’Amjad Yamin, directeur régional adjoint pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord.

France – Algérie, rien de simple

Les relations diplomatiques entre l’Algérie et la France se sont également considérablement dégradées depuis qu’Emmanuel Macron a approché le roi Mohammed VI au Maroc. Au cœur des discussions tenues en octobre dernier, l’avenir du Sahara occidental, territoire situé entre le Maroc et la Mauritanie. Le premier assure qu’il fait partie intégrante de ses frontières, tandis que l’Algérie soutient l’indépendance du Sahara occidental, réclamée par le Front Polisario, mouvement politique et militaire.

Le soutien du président français à l’intégration d’une partie du Sahara occidental au Maroc a bouleversé l’Algérie, refroidissant considérablement les relations entre les deux pays.

Dans ce contexte, le prix Goncourt attribué à Kamel Daoud et la médiatisation de l’écrivain en France semblent alimenter l’animosité des autorités algériennes. Début octobre, ActuaLitté révélait que les éditions Gallimard se retrouvaient «interdit[e]s présence au Salon international du livre d’Alger», organisé du 6 au 16 novembre. Le roman de Daoud semble être à l’origine de cette décision.

A cette différence près que les organisateurs du SILA, et les censeurs à l’origine de ce refus, se soucient moins du contenu de l’œuvre que de la médiatisation de l’écrivain.

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Hourisne sera en effet pas diffusé en Algérie, où l’évocation des années de la « décennie noire », entre 1992 et 2002, est interdite. Les affrontements très violents entre l’armée et les groupes islamistes ont fait au moins entre 60 000 et 150 000 morts, sans compter les disparus, les blessés et les traumatisés.

L’histoire et ses coulisses

Au début des années 2000, le gouvernement tente de restaurer la paix sociale avec des lois d’amnistie, préférant l’expression «tragédie nationale” a “guerre civile« . En 2017, la mention de la période est même interdite, pour parfaire ce rapprochement de façade. Mais c’est aussi le moment où l’écrivain devient un fer de lance de la lutte contre l’islamisme, prêtant sa voix au pouvoir pour lutter contre le développement de l’idéologie… dans une certaine mesure.

En fait, la montée de l’islamisme en Algérie, comme dans d’autres pays arabes, a été, sinon favorisée, du moins observée sans réticence par l’État. Dans les années 1970, le Péril rouge approchait et on assistait alors à une montée des extrémismes religieux, pour briser le socialisme, la gauche et plus généralement les mouvements d’émancipation qui les tenaient. Autant d’éléments historiques avérés qu’on ne retrouve pas dans la dernière publication de l’auteur – certainement adoubée par les élites culturelles du pays.

Car en Algérie, Daoud en tant qu’éditorialiste, plus qu’écrivain finalement, est assez agaçant : affichant un certain mépris social, ses interventions médiatiques, notamment dans Le Point, font grincer des dents le lectorat. Très critique à l’égard de la société algérienne, mais aussi des pratiques religieuses liées à l’islam, il est aussi perçu comme une voix très française, sentiment renforcé par son acquisition de la nationalité française, en 2020, puis son exil, quelques années plus tard.

En août dernier, Daoud expliquait avoir été agressé en Algérie : «parce que je ne suis ni communiste, ni décolonial, ni anti-français», dans un entretien avecIndiqueroù il est également chroniqueur.

L’Académie Goncourt silencieuse

Interrogé par ActuaLitté, Philippe Claudel, président de l’Académie Goncourt, n’a pas souhaité faire de commentaire. Cependant, la question se posera peut-être : si l’histoire découle d’une violation du secret médical – et il existe des documents qui l’attestent – ​​les jurés soutiendront-ils quand même l’attribution du prestigieux prix ? Ce serait une première, certes, mais qui soulèverait une autre question : les membres de l’Académie auraient-ils pu avoir connaissance de la manière dont l’histoire a été écrite ?

Quelques jours avant la remise du prix, Tahar Ben Jelloun, proche de l’écrivain, auteur Gallimard et juré du Goncourt, avait défendu avec force l’ouvrage au micro de France Inter. Et en même temps, il a refusé de s’impliquer pour que le travail soit récompensé.

«Si, effectivement, Kamel Daoud a le Goncourt, ce serait une explosion. Au point que tout ce que l’Algérie, enfin les généraux, ont voulu cacher pour la guerre civile – car il est interdit de parler de cette guerre civile – sera connu du monde entier et à travers des traductions à travers le monde.»

Que dirait-il aujourd’hui des déclarations publiques de Saâda Arbane, incriminant le romancier ? (voir commentaires à 5’14)

Photographie : Kamel Daoud, en 2015 (Claude Truong-Ngoc, CC BY SA 3.0)

Par Antoine Oury
Contact : [email protected]

 
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