Comment résister à la finitude, par derrière ? (Je ne finirai pas poussiéreux sur une étagère)

QQue restera-t-il de l’art d’aujourd’hui, de l’art contemporain extrême, de l’art en devenir ? Les créations des étudiants qui deviendront artistes, les productions d’artistes célèbres, les artistes méconnus d’aujourd’hui et les artistes médiatiques de demain, que deviendront-ils ?

Grâce à son compromis avec la société de consommation, sa fascination pour l’argent et le brillant, Warhol est devenu une star du XXe siècle. Bien sûr, il avait du flair et du talent. Le jeune Jeff Koons commence par vendre des fonds d’investissement pour financer sa production artistique, puis il réalise des copies plastiques, versions « Disney », de Warhol. Vendu à prix d’or aux grands collectionneurs et fabricants d’art contemporain, l’art devient dans ce contexte un compromis permanent avec le monde de l’argent et du faste. Wim Delvoye, fougueux artiste flamand, également fasciné par le commerce et la visibilité de son ego, invente des procédés de transgression, avec l’idée que choquer pour plaire et créer pour durer sont la même chose.

Vanessa Morisset, auteure et critique d’art, relate dans ce petit livre passionnant une des œuvres de cet artiste, en choisissant un format (donc le livre) qui fait d’abord penser à un texte de fiction. Elle raconte une « histoire », l’histoire d’une œuvre effrayante. Ni article ni rapport d’exposition, cette chronique originale adopte un ton dynamique et un certain suspense : il s’agit de décrypter la généalogie de cette œuvre, et « les enjeux qui ont pesé sur son destin « . Il fait partie de la collection « La vie privée des œuvres », éditée par Archivo, qui comprend « raconter un épisode vrai et remarquable de la vie d’une œuvre d’art « . Ici, le discours critique se mue en promenade narrative, au-delà du manichéisme J’aime/je n’aime pas.

Se pose immédiatement la question de la trace, de ce qui restera dans les futures archives, ici en l’occurrence l’inscription d’un tatouage sur le corps d’un homme. Un homme qui vit de métiers précaires, Tim Steiner, a accepté une étrange proposition de Wim Delvoye, un contrat surprenant : prêter la surface de son dos pour réaliser un tatouage qui lui fera « accéder à une renommée sulfureuse et parfois douloureuse « . Après avoir tatoué des cochons de marques de luxe (vendus plus de 65 000 euros), Delvoye s’attaque et s’attache au corps d’un jeune homme vivant, socialement précaire.

« L’action » se déroule en 2008, elle réunit des avocats, un collectionneur, l’artiste, et l’homme « porteur » de l’œuvre. Réalisée par un professionnel dans un salon de tatouage construit pour l’occasion, dans le cube blanc d’une galerie zurichoise, la transaction est signée par l’artiste (signature tatouée au-dessus de la fesse droite du porteur). ” La transaction a été consciemment souhaitée par tous deux dès le départ, y compris dans sa dimension que l’on sent déjà comme un peu terrifiante. », nous rappelle l’auteur. Delvoye semble avoir renversé la formule de Robert Filliou – L’art rend la vie plus intéressante que l’art – par l’idée quel’art est de rendre le commerce plus important que l’art. Ainsi, l’exacerbation de l’art corporel jusqu’à un niveau délétère de manipulation et d’appropriation : le dos d’un individu qui devient un homme-objet qui devient un objet d’art.

Ferme d’art (2003-10), Wim Delvoye (Photo : Studio Wim Delvoye)

« C’est de l’art parce qu’il s’est vendu », écrit Tim Steiner sur son blog, pas dupe semble-t-il puisque la somme empochée par le contrat (150 000 €) lui a permis de financer son groupe de rock. Le pacte était d’exposer trois fois par an, puis de rendre son dos au collectionneur au moment de son décès. Une volonté morbide mais régie par les règles du droit, en Suisse», l’un des rares pays oùtoi une loi vous permet de vendre votre corps à vendreçconsentante comme dans le cas de la prostitution… Delvoye va même jusqu’à déclarer qu’il voulait évoquer les anciens marchés aux esclaves « . L’étape ultime du capitalisme réussit ici à transformer l’art en un procédé de prostitution.

Je préfère son antécédent burlesque à cette œuvre nihiliste, Celui qui est tatoué, film réalisé par Denys de La Patellière en 1968 : un collectionneur (Louis de Funès) poursuit un ancien légionnaire (Jean Gabin), afin de lui racheter l’œuvre tatouée sur son dos (signée Modigliani). Le cinéma de papa, dans le contexte des années soixante, était par ailleurs savoureux.

Vanessa Morisset rappelle à juste titre cette phrase de Nicolas Bourriaud : « L’histoire de l’art est l’histoire de ce que les riches achetaient pour se distinguer des autres classes. ».

En 1771, au retour d’une expédition, les marins du capitaine Cook exhibent leurs tatouages ​​en signe d’appartenance virile. Le tatouage comme signe de reconnaissance sentimentale, tribale, identitaire, c’était alors l’étendard des prisonniers, des voyous, des légionnaires. L’art est désormais un signe de distinction pour les très riches, les voyous d’aujourd’hui, les artistes de demain.

Dans un avenir pas si lointain, où iront nos archives et que restera-t-il de l’art créé ? Si Elon Musk devient ministre de la Culture, finirons-nous poussiéreux sur une autre planète ?

Vanessa Morisset, Je ne finirai pas poussiéreux sur une étagèreÉditions archives, novembre 2024, 56 pages, 12 €.

 
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