Qui est ce fou, que l’on peut voir dans le tableau de Jérôme Bosch, Lithotomie, présenté dans l’exposition Les figures du fou. Du Moyen Âge aux Romantiques, qui se tient jusqu’au 3 février au Musée du Louvre à Paris ? Il est entouré de beaucoup d’autres, souriants, dansant, grimaçant mais surtout nous regardant, nous regardant. L’un fait semblant de ne pas voir en cachant son visage avec sa main aux doigts tendus, les autres mettent des lunettes épaisses pour s’aveugler à la lumière des livres inutiles. Et que faisons-nous d’autre, sans voir venir ce mauvais vent, le temps de la folie du monde ? ” Fou de lui-même, l’oeil fixé sur son image, et sans même se rendre compte qu’il voit un fou dans son miroir », peut-on lire dans le Nef des fous par Sébastien Brant, en 1494. Et c’est ce qu’on ne lira plus tout à fait comme dans leEloge de la folie par Erasmus en 1511. Jérôme Bosch peint dans cette période incertaine. Alors évidemment, il nous regarde, dans ce grand miroir.
Alors jetons un coup d’oeil, avec : Michel Weemansprofesseur d’histoire de l’art à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, spécialiste de l’art flamand, et notamment de ses paysages, dont il étudie les ficelles et les fables. Il a signé le chapitre sur Bosch et Bruegel du catalogue Les figures du fou. A ses côtés, Maud Pérez-Simonmaître de conférences en littérature médiévale à l’Université Sorbonne Nouvelle, spécialiste des rapports entre texte et image. Elle publie chez Champion, avec Pierre-Olivier Dittmar, un curieux texte du XIIIe siècle, Les monstres des hommes. Tous deux sont rejoints par François Chaignauddanseur, chorégraphe et chanteur, qui présente un spectacle intitulé Petits joueurs, aux côtés de l’exposition du Louvre, jusqu’au 16 novembre (en continu de 19h30 à 23h30), dans le cadre du Festival d’Automne.
De l’incongru à l’universel
Lithotomie de Jérôme Bosch est une huile sur chêne d’assez petites dimensions (48 sur 34 cm), conservée au musée du Prado à Madrid. Ce tableau faisait partie des collections de Philippe de Bourgogne avant 1524. On lui donne d’ailleurs le titre « Excision de la pierre de la folie », pratique que l’on a longtemps cru pratiquée par certains chirurgiens du Moyen Âge ou du début du XVIe siècle, mais cela n’est pas attesté historiquement. La lithotomie n’est en réalité qu’un motif visuel pour exprimer la crédulité de ceux qui se soumettent au charlatanisme des chirurgiens. Comme nous l’explique Michel Weemans, même si Jérôme Bosch n’a pas pu assister à cette opération, il était néanmoins lié à des rhéteurs dont les pièces mettaient en scène des charlatans en train d’enlever la pierre de la folie. .
De toute façon, il serait très difficile de lire cette œuvre au pied de la lettre puisque la scène peinte par Jérôme Bosch se déroule non pas en intérieur, mais en extérieur, contrairement à d’autres scènes ultérieures qui s’inspireront de ce tableau. Selon Michel Weemans, ancrer l’opération au milieu d’un vaste paysage, avec un horizon très lumineux, est une incongruité qui fait immédiatement comprendre qu’il ne faut pas la prendre au sérieux. L’historien estime également que le paysage dans lequel Bosch a choisi de situer la scène est, de par sa composition circulaire, un « paysage mondial », une manière d’en symboliser l’universalité. A noter également que la forme circulaire de l’œuvre ressemble à un spéculum ou à un miroir, comme d’autres tableaux de Jérôme Bosch. Nous sommes censés nous reconnaître nous-mêmes ou reconnaître notre reflet déformé dans ce tableau.
Mais qu’en est-il de l’entonnoir placé sur la tête du médecin ? Cependant, ce n’est pas un attribut ordinaire de la folie au Moyen Âge et ce n’est pas une tenue de bouffon ou de bouffon de cour. Pour Michel Weemans, il y a une corrélation entre cet entonnoir et le livre posé sur la tête d’un autre personnage. Ces deux attributs ont une vertu allégorique : « Le livre fermé est un savoir, mais qui ne s’utilise pas. C’est un livre qui ne se lit pas, qui n’est pas un objet de méditation par exemple, comme on le voit souvent avec les personnages religieux. Quant à l’entonnoir, à l’époque de Bosch, il était un symbole alchimique de la transfusion du savoir qui descend, alors qu’ici il est placé à l’envers. En d’autres termes, c’est l’absence de connaissances. Alors ce que l’on peut déjà remarquer, c’est que ces trois personnages censés incarner chacun une forme de savoir montrent au contraire une absence de savoir. »
Autre anomalie, et non des moindres : ce n’est pas une pierre qui est extraite du crâne du malheureux fou, mais une fleur – et plus particulièrement, un nénuphar, une plante à forte connotation sexuelle. Pour l’historien, l’extraction de la fleur signifie que c’est le vice de la luxure qui est ôté du personnage.
Danser en marge, sur les traces du fou médiéval
Danseur, chorégraphe, chanteur – mais aussi historien puisqu’il a publié un livre sur l’histoire politique du féminisme au début du XXe siècle – François Chaignaud pratique un art nourri par une lecture approfondie de textes historiques ainsi que par l’exposition à images . Comme en témoigne la performance intitulée Petits joueurs qu’il présente jusqu’au 16 novembre 2024 en marge de l’exposition du Louvre, dans les interstices des pierres apparentes, aux fondations du Louvre médiéval. Conformément au parti pris de l’exposition, François Chaignaud a travaillé sur la figure du fou médiéval avant l’asile, avant l’aliénation. Pour lui, le fou de cette exposition est avant tout « les fous devaient être en bonne santé », celui qui est empreint d’un pouvoir de subversion, de renversement des valeurs, comme peut l’être l’artiste contemporain.
Pour préparer ce spectacle, François Chaignaud a entamé une recherche généalogique entre les danses représentées dans l’exposition, notamment le moresco qui est une danse médiévale importée d’Espagne par les Maures, et le renouveau de la danse moderne du XXe siècle. Plus encore, il n’hésite pas à faire le lien entre des motifs médiévaux a priori sans rapport avec l’art, et des danses contemporaines. Il voit ainsi un lien entre la lithotomie et la danse butô :
« Dans la danse butō, il y a tout un exercice où l’on essaie d’imaginer son corps comme une enveloppe qui n’est pas hermétique, qui n’est pas étanche, dans laquelle quelque chose peut s’infiltrer. On parle souvent d’un petit caillou, ou d’une bulle, d’une boule, qui pénètre brusquement en nous par un orifice, soit par la bouche, soit par le pore. Alors ce n’est plus le sujet qui danse, mais c’est le sujet devenu poreux ou à l’écoute de ce qui agit sur lui, de ce qui l’a pénétré, qui produit une danse et des formes. Et souvent dans le butō tel qu’il est devenu ritualisé, l’exercice se termine par formaliser l’extraction de cette petite pierre qui a généré le mouvement. » François Chaignaud
La Carte postale de Mathieu Potte-Bonneville : tourner la tête, avec « The Fool on the Hill » des Beatles
Durant le spectacle, nous avons la joie de recevoir une carte postale du philosophe et directeur du département Culture et Création du Centre Pompidou, Mathieu Potte-Bonneville. Pour une fois, la missive du jour est musicale – car oui, les chansons peuvent aussi être des images, surtout lorsqu’elles tournent sur elles-mêmes et se répètent trois ou quatre fois avec le même motif. C’est comme ça Le fou sur la colline par les Beatles, daté 1967. Extrait :
“Le Fou sur la colline présente une structure si évidente que lorsqu’il l’a composé au piano, Paul McCartney a renoncé à le coucher sur papier, estimant qu’il n’aurait aucune difficulté à s’en souvenir, « dans sa tête » comme on dit. Justement, il y peint, d’une voix de tête, le tableau de quelqu’un qui n’a pas toute sa tête, tableau dont on contemple tour à tour l’avers et le revers : face, l’homme est vu de l’extérieur (« ils voient que ce n’est qu’un imbécile »), le visage, il est vu de l’intérieur ; queues, on évoque le visage qu’il a, et queues on est dans sa tête ; ou plutôt parce que c’est une symétrie compliquée où dedans et dehors se tiennent tête-bêche, queues, on décrit les passants qui croisent le fou sans cesser un instant d’être complètement à l’intérieur d’eux-mêmes, sans rien voir ni entendre ni vouloir savoir. rien à propos de lui ; et en face, de l’intérieur, c’est l’extérieur que nous voyons, rien de moins que le cosmos, car (je cite) « les yeux dans la tête voient le monde tourner ». Ainsi, du haut de sa colline, le fou tient tête à ceux qui le voient sans le voir, sans voir qu’il est voyant..» Mathieu Potte Bonneville
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Sons joués pendant le spectacle
- Magdeleine Hours, directrice du laboratoire du Louvre, dans l’émission « Les secrets des chefs » en mars 1962.
- “Je suis une folie”, Puis dans l’oublicomposé par Guillaume de Machaut.
- « The Fool on the Hill » des Beatles, sur l’album « Magical Mystery Tour » (1967).
- Lecture du Plaidoyer de Brant par Feodor Atkine (1979).
- Lecture musicaleEloge de la folie d’Erasmus par la Chapelle Royale de Catalogne, sous la direction de Jordi Savall.
- « The Lunatics » par The Specials (2006)