« Les mots sont bien plus dangereux que les armes »

« Les mots sont bien plus dangereux que les armes »
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Depuis ses débuts littéraires en 1999, Nathalie Rheims s'empare de la matière de sa vie pour la transformer en romans courts, denses, chargés d'émotion. Car, pour la fille de l'académicien Maurice Rheims et de Lili Krahmer, l'écriture est le seul moyen de transmettre mémoire et chagrin, de se souvenir des vivants et de ceux qu'elle a aimés : son frère Louis, foudroyé à 33 ans, son compagnon disparu Claude Berri, ou ses amants secrets, comme Marcel Mouloudji.

Des livres confessionnels où elle peut aussi régler ses comptes avec la figure maternelle, qui l’a abandonnée lorsqu’elle était adolescente. On pensait donc tout savoir d’elle. Faux. Avec « Ne vois-tu pas que je brûle », Nathalie Rheims lâche une ultime bombe familiale. Et elle ne reviendra pas sur sa décision d’arrêter de publier.

D’autant que l’éditeur Léo Scheer, l’autre homme de sa vie, a été emporté par une maladie soudaine en mai dernier et n’est plus là pour l’accompagner. « C’est le premier livre qu’il n’aura pas vu terminé. Même si nous avons eu des vies différentes à un moment, c’est aussi pour ça que j’arrête, je l’aimais trop », confie-t-elle.

Paris Match : Pourquoi êtes-vous sûr que « Tu ne vois pas que je brûle » sera votre dernier livre ?

Nathalie Reims. En discutant avec Pierre Assouline, l’homme qui m’a découvert, il m’a dit : « Es-tu consciente que tu dévoiles ici le secret de tout ce que tu as écrit, et qui tourne autour de cela ? Et que théoriquement, quand tu dévoiles ton secret, c’est que tu as fini ? » Effectivement, j’ai décidé de vraiment arrêter. Pas comme Sheila ! [Elle rit.] Aujourd’hui, avec ce 24e livre en vingt-cinq ans, ce qui me pousse à m’arrêter, c’est de parler d’un secret fondateur qui m’a construit, mais qui aurait pu me détruire. Sans me censurer.

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Il s'agit de Serge, un célèbre psychanalyste que vous consultiez tous les jeudis depuis votre enfance. Pourquoi n'en avez-vous pas parlé plus tôt ?

Cette histoire, je l’ai toujours portée en moi. Je n’ai pas donné le nom de famille de Serge, mais ceux qui sont un peu curieux le devineront. Je savais que ce livre était indispensable. J’ai fait une tentative romanesque que j’ai intitulée « Le chemin des sorts » [2008] il y a quelques années, mais j'ai dû attendre d'être prête, suffisamment armée, d'avoir suffisamment pratiqué mon violon, c'est-à-dire l'écriture, parce que je savais que ce serait difficile. Et un adieu à beaucoup de choses.

À quel moment avez-vous douté des liens réels qui vous unissaient à Serge, au-delà des séances de psychanalyse ?

Au début, je ne me posais aucune question, le jeudi était le jour où nous n’allions pas à l’école à l’époque. Dans la salle, il y avait un grand tableau à feuilles mobiles, des feutres dans la petite rainure en acier, et il me demandait de dessiner ce que je voulais. Puis nous avons commencé à verbaliser : qui est-ce ? Mon père ? Ma mère ? Petit à petit, les rencontres ont continué, à 9 ans, à 10 ans… Et puis un peu avant l’adolescence, j’ai demandé à ma mère : « Mais au fait, pourquoi est-ce que je vois cet homme que j’aime tant tous les jeudis ? » Et elle m’a répondu : « Parce qu’il t’a vu naître… »

Alors, ça me trotte dans la tête, et après dix ans de psychanalyse, un jour je finis par poser à Serge cette question qu'il n'avait pas vue venir : « Mais qui te paye ? Puisque ce n'est pas moi ! » Il tire sur sa pipe et répond : « Personne. La séance est terminée. » Dans mon esprit d'enfant, si personne ne paie, pendant que je suis en thérapie, c'est que je ne vaux rien !

Mais tu as fini par demander à ton père, Maurice, à ta mère, Lili, et à Serge de qui tu es la fille…

Et tous les trois m’ont donné une réponse ridicule, chacun dans leur domaine d’ailleurs. Serge avait pourtant eu cette réponse universelle et tellement vraie : « Nous sommes la fille de celui qui nous élève. » En même temps, je me disais que j’avais une chance incroyable d’avoir trouvé l’équilibre entre deux hommes d’exception : Maurice m’a donné la beauté, l’art, Serge l’écoute. L’un m’a donné l’œil, l’autre le son.

Ma mère m’a dit : « Il n’y a qu’une seule façon de savoir qui est vraiment ton père, tu fais un test… » J’ai alors compris que si j’avais la réponse à la question, je perdrais tout. Et qu’il n’y avait qu’une seule façon de survivre à cette histoire incroyable, c’était de ne jamais le savoir. Ma sœur, Bettina, m’a d’ailleurs dit cette chose extraordinaire après avoir lu mon livre : « Au final, ça n’a pas d’importance, tu as pris le meilleur des deux. »

Cela va à contre-courant de la tendance actuelle de vouloir absolument tout dire et tout savoir, n'est-ce pas ?

Oui, c'est vrai, et je n'ai aucun jugement moral sur l'époque dans laquelle nous vivons. En revanche, nous ne sommes pas obligés d'y adhérer. Nous sommes aujourd'hui spectateurs de choses terribles mais aussi d'excès aberrants, qui me font penser à combien de livres, de films, de pièces de théâtre ne pourraient plus avoir lieu…

Les hommes m'ont aidée à me construire, ils ont été les plus grands héros de ma vie, ils m'ont tout donné.

Nathalie Rheims

Parce que nous sommes au milieu du grand déballage de MeToo ?

Et en grande censure ! On ne peut plus dire ce qui est : j’aime les hommes, passionnément, les hommes m’ont aidée à me construire, ils ont été les plus grands héros de ma vie, ils m’ont tout donné. Je dois faire partie de l’infime minorité de femmes qui n’ont pas été abusées. Quand j’ai écrit « Place Colette », il y a une dizaine d’années, j’ai eu de très bonnes critiques, j’ai fait tous les spectacles, alors que je racontais l’histoire d’une toute jeune fille qui tombe amoureuse d’un sociétaire de la Comédie-Française, un été, en Corse. Un roman initiatique comme Colette aurait pu le faire avec les Claudines. Aujourd’hui, je ne pourrais plus publier ce livre. Depuis deux ou trois ans, on me demande : « Mais tu ne te rends pas compte que tu as été abusée ! » Non ! Je ne l’ai pas vécu comme ça.

Vous dites même que c’est vous qui l’avez harcelé à ce moment-là…

Oui, je l'ai harcelé jusque dans sa loge le jour de mes 14 ans parce que tout ce que je voulais, c'était être embrassée par cet homme. Parce que c'était ma façon d'exister. Je suis née dans une famille avec des personnalités énormes, bouleversantes. Toutes ! Je me suis mise au défi d'être regardée pour la première fois comme autre chose qu'une petite fille fragile à qui on ne dit jamais rien. Oui, c'est vrai, il aurait dû me dire : « Rentre chez toi », mais il ne l'a pas fait. On peut en parler aujourd'hui ? Je ne sais pas.

Et pourtant, vous avez grandi en tant que fille dans un monde patriarcal et plutôt misogyne, n’est-ce pas ?

Oui, c'est analysé comme ça, mais est-ce que ça a fait de moi une femme qui n'a pas pris son destin en main ? Non. Une femme faible ? Non. J'ai croisé des sales cons qui se comportaient mal, mais je le leur ai dit, j'ai même giflé un directeur dans un ascenseur un jour qui s'était jeté sur mes seins.

Quarante ans plus tard, je ne dirai pas qui c'est, enfin ! J'ai surmonté ça ! Peu importe : je lui ai dit que c'était un cochon, qu'il me lâche, et je crois même lui avoir craché au visage.

Vous n'avez pas de compte à régler ?

Même si je suis allé très loin, comme dans « Que les cendres s’envolent » [2012]de ma mère et de son départ alors que j'étais enceinte, un moment terrible, extrêmement violent, c'est raconter ce que j'ai vécu. Je n'écris pas pour détruire, même si je pense qu'aujourd'hui en littérature, les mots sont beaucoup plus dangereux que les armes.

Les écrivains ont toujours eu mauvaise réputation à cet égard, n'est-ce pas ? Ils pillent la vie des autres, celle de leurs proches…

Il y a des écrivains – je ne citerai pas de noms – qui mettent des gens à mort ! La puissance de la langue française peut tuer quelqu’un, j’en suis convaincu. Dès que je m’approche de ce domaine, je freine fort car ce n’est pas dans ma nature. L’écriture est vraiment une arme de destruction massive et il faut savoir manier les armes. Quand on est sniper, on sait maîtriser son fusil. Je pense qu’on peut dire n’importe quoi sans entraîner l’autre dans sa chute.

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Nathalie Rheims, en juin 2024.

© Julien Faure

Pourvu qu'on ait des nuances ?

Tout est dans la nuance ! On peut dire des choses terribles avec nuance, régler des comptes, mais avec nuance, car nous ne sommes pas des anges. Nous ne sommes pas infaillibles, hein ?

Pour vous, chacun a ses raisons ?

De toute façon, si on s'engage dans un sujet, c'est qu'on a des raisons. Et je déteste ce qui est faux, ce que j'appelle les « romans tout faits ». « Tiens, on a une idée : on va écrire sur telle ou telle machine… » Je n'aime pas les livres à concepts.

Vous souhaitez parler de romans à thèse ?

Non, mais des romans sur des personnages : le 60 000e livre sur Bardot ou Monroe… On prend des totems et on essaie de se les réapproprier. Mais une fois qu’on a fait « Blonde » [de Joyce Carol Oates]Que faire après ça ? Il faut arrêter. Et puis l’écrivain est sa propre matière. C’est nous qui devons nous mettre en danger ! Ou alors on fait comme ces filles qui sont dans le feel good – c’est la joie de vivre, les oiseaux chantent, je trouve ça merveilleux ! –, mais je me sens mal.

Une phrase comme « un livre dont on ne sort pas indemne », j’imagine que ça vous fait encore sourire ?

Oh mon Dieu ! [Elle rit.] Cette phrase est devenue une sorte de générique ! Il faut laisser les choses à leur place. Lire c'est faire rêver, réfléchir, apprendre, s'amuser, pleurer. Donner des émotions c'est tendre un miroir à celui qui vous lit : « Toi, quel était ton rapport à ta mère ? A la maternité ? A la paternité ? » On a juste le pouvoir de donner à ceux qui n'écrivent pas la possibilité de se refléter dans des choses qui les touchent. C'est un voyage.

Alors vous arrêtez aujourd’hui… ChatGPT pourrait prendre le relais ?

On y arrive aussi, c'est un cauchemar éveillé. On me dit que ChatGPT va réussir à « reproduire des âmes » ! Mais de quelle manière ? Je ne dis pas qu'au niveau de l'intrigue, ce ne sera pas génial, mais la pâte humaine, l'expérience, le vécu ?

Pensez-vous à la postérité de votre œuvre ?

Ah là… Je ne citerai personne, mais il y a des gens qui sont entrés dans la Pléiade et dont je ne suis pas sûr qu’on se souviendra dans un siècle. Je dis juste qu’il faut garder les pieds sur terre avant d’être mis dans la case, et d’ailleurs ce n’est pas nous qui décidons. Aujourd’hui, tout le monde est jetable : les chanteurs ont un tube et disparaissent, les auteurs ont un succès sans avenir, il y a aussi des acteurs qu’on ne voit plus… Et puis il y a ceux qui se construisent des « carrières », mais ça devient compliqué. Je pense qu’il y aura un petit travail de repositionnement, de pudeur, de retour à la réalité. Notre période n’est pas très joyeuse, alors les problèmes de Nathalie Rheims qui arrête d’écrire, ce n’est pas bien grave !

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« Ne vois-tu pas que je brûle », de Nathalie Rheims, aux éditions Léo Scheer, 176 pages, 19 euros.

© DR

Je n'écris pas pour détruire, même si je pense qu'aujourd'hui

« Tu ne vois pas que je brûle », de Nathalie Rheims, aux éditions Léo Scheer, 176 pages, 19 euros.

 
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