Entretien
17 décembre 2024
Depuis la fin de la guerre froide, la Chine n’a cessé de développer son économie, son armée et son appareil diplomatique, au point de devenir la deuxième puissance mondiale. La décennie 2020 marque cependant un point d’inflexion dans le dynamisme chinois. Les séquelles du Covid-19 pèsent toujours sur l’économie, les tensions avec le rival américain s’intensifient et la cohésion sociale reste fragile. Ce ralentissement du développement chinois pourrait-il avoir des conséquences pour le régime ? Quelle direction prend la confrontation Chine/États-Unis avec ma réélection de Donald Trump ? Quelle place occupe la Chine sur la scène internationale ? L’analyse d’Emmanuel Lincot, sinologue, chercheur associé à l’IRIS et professeur à l’Institut catholique de Paris. Il paraît en février 2025 « L’Asie est une terre de conflit. Enquête sur la nouvelle poudrière mondiale »co-écrit avec Barthélémy Courmont.
La Chine est confrontée à des difficultés économiques : croissance atone, déflation, chômage des jeunes. Dans quelle mesure la popularité du régime est-elle remise en question ?
Le régime n’est pas encore remis en cause, mais le tissu social est très dégradé. La première raison étant la crise du Covid-19, ses conséquences, et une décélération brutale de l’économie avec les symptômes que vous décrivez : une hausse sans précédent du chômage des jeunes, une conjoncture défavorable exercée par les pressions américaines et européennes, sans oublier une anxiété -climat provoquant pour le pouvoir qui se traduit par des purges sans précédent au sein de l’armée notamment, le sentiment de ne pas avoir les bons choix stratégiques, que ce soit par rapport à la chute du régime de Bachar Al-Assad en Syrie ou à la façon dont Pékin voit Pyongyang régime se rapprocher de Moscou, sans doute au détriment de ses propres intérêts. A cela s’ajoute une crise morale très grave, caractérisée par des meurtres ou des actes de violence décrits par la presse nationale comme des cas isolés : tueries massives de voitures ayant entraîné la mort d’au moins 35 personnes le mois dernier à Zhuhai, attaques à l’arme blanche contre un Japonais lycéen à Shenzhen en septembre et universitaires américains également poignardés à Shengyang quelques semaines plus tôt… Il y a en réalité un profond mal-être dans cette société. Ce n’est pas harmonieux comme le régime a tendance à le présenter, en se référant à une idéologie confucianiste. Au contraire, elle est profondément discordante, extrêmement inégalitaire et brutalisée ; phénomène qui, somme toute, est déjà très ancien. Si l’on étudie l’évolution de cette société sur le long terme, on constate qu’elle n’a connu qu’une succession de crises au cours des deux derniers siècles. Bref, depuis les guerres de l’opium et les traités inégaux en passant par l’occupation japonaise et la guerre civile, puis les purges maoïstes et la révolution industrielle, la Chine a connu le pire.
Vous me répondrez qu’une société comme la nôtre n’aura guère non plus été épargnée, mais avec une différence, et elle est significative : chaque génération a entamé le travail de mémoire en tentant de se réconcilier, non sans succès ailleurs, avec ses voisins. Est-ce le cas de la Chine ? La réponse est non. Bref, la Chine et sa société arrivent à un point critique : comment savoir où l’on va si l’on ne sait pas d’où l’on vient ? Parce que c’est le problème de la Chine. Elle n’a plus de repères et reste extrêmement vulnérable sur le plan psychologique. Les parents parlent-ils à leurs enfants de Tiananmen (1989) et des massacres étudiants ? Les grands-parents parlent-ils de la Révolution culturelle (1966-76) ? Non. C’est ainsi que se transmettent inconsciemment des troubles transgénérationnels auxquels succombent les plus vulnérables. Le travail Fantômes rouges de Tania Branigan nous montre toute l’ampleur néfaste du phénomène. Et cette colère refoulée, ces angoisses et frustrations pourraient un jour se retourner contre le régime.
Alors que le retour au pouvoir de Donald Trump laisse présager une poursuite de la rivalité entre Washington et Pékin, dans quelle mesure le ralentissement économique chinois peut-il être préjudiciable au pays dans le contexte de cet affrontement, notamment concernant Taïwan ?
Deux scénarios sont possibles. L’une, improbable, voit le régime rendre grâce, renoncer à sa politique de rapprochement avec la Russie. Les sanctions sont alors rapidement levées. Mais cela reste encore une fois improbable, sauf révolution de palais et disparition ultérieure de Xi Jinping, tout simplement parce que les États-Unis ont déploré la normalisation de leurs relations avec la Chine. . La haine de la Chine est un consensus en Amérique et Washington a besoin d’ennemis. La guerre économique va donc s’intensifier avec la certitude que c’est le moment ou jamais de mettre l’adversaire à genoux. Après, la distanciation technologique sera telle qu’il sera trop tard. Le deuxième scénario voit le régime chinois pris à la gorge comme les Japonais à la fin des années 1930 et entrer en guerre contre Taïwan. Les États-Unis et le Japon réagissent : la guerre devient mondiale. On peut penser que l’administration Trump privilégiera le premier scénario et en tout cas ralentira l’échéance du second. Pour les Chinois, c’est l’entrée dans une nouvelle ère. Le train des réformes ne va pas ralentir du jour au lendemain, mais force est de constater que nous tournons désormais le dos à une période déjà perçue au fil des années comme un âge d’or, celui de la croissance à deux chiffres, de la surconsommation et de la croyance, malgré tout, dans un avenir meilleur. A Taiwan, l’optimisme est prudent, mais les plus pessimistes affirment que le sacrifice des Ukrainiens n’aura fait que retarder de quelques années une échéance inévitable, celle d’une guerre contre l’île. Bref, beaucoup disent être en sursis, y compris à l’égard de l’allié américain, car une fois la fabrication des microprocesseurs délocalisée hors de Taiwan ou que d’autres concurrents américains et européens se seront affirmés, l’île aura perdu son principal atout, en d’autres termes. en d’autres termes, c’est une assurance-vie.
Depuis plusieurs années, la Chine semble se présenter comme une puissance médiatrice (parrain d’une normalisation entre l’Arabie Saoudite et l’Iran, proposition d’un plan de paix pour l’Ukraine, etc.). Dans quelle mesure est-elle active dans la résolution des conflits majeurs qui secouent le monde aujourd’hui ?
Elle agit comme un bluff. Bien entendu, on ne peut que saluer un apaisement du conflit entre Iraniens et Saoudiens au Yémen. L’Occident n’ayant pas ou peu de relations avec l’Iran et la Russie en tant que puissance pétrolière pouvant être accusée de conflit d’intérêts, la Chine a exercé un rôle de médiateur qu’elle seule pouvait exercer entre ces deux pays rivaux. Mais rien n’empêche de penser qu’avec la chute du régime syrien, cette rivalité arabo-iranienne ne repartira pas en se dirigeant vers le Moyen-Orient où la Chine soutient la Palestine et refuse de considérer le Hamas. comme un groupe terroriste.
Quant à l’Ukraine, la proposition chinoise la plus concrète se limite à une interdiction du recours aux frappes nucléaires. Bref, rien de grave, rien de constructif. Les initiatives chinoises manquent de crédibilité et sa rhétorique selon laquelle elle se positionne comme le porte-parole du « Sud global » n’a en réalité que peu de substance.