Un voyage d’urgence. Le ministre de l’Économie, Antoine Armand, et le ministre délégué chargé de l’Industrie, Marc Ferracci, se sont rendus ce lundi 14 octobre à Lisieux dans le Calvados, dans l’un des sites de production de Sanofi. Le géant pharmaceutique français a annoncé le 11 octobre, dans un communiqué, avoir entamé des négociations avec le fonds d’investissement américain CD&R « en vue de la vente potentielle d’une participation majoritaire de 50 % dans Opella », sa filiale santé. grand public, qui produit notamment le Doliprane, l’une des marques de paracétamol les plus vendues en France.
Sanofi avait déjà annoncé son intention de se séparer de sa division en charge des compléments alimentaires et des médicaments vendus sans ordonnance. Néanmoins, un peu moins de quatre ans après le début de la crise sanitaire déclenchée par le covid-19, qui a mis en lumière la dépendance stratégique de la France aux chaînes d’approvisionnement étrangères, la nouvelle a fait l’effet d’une bombe. En marge de sa visite au Mondial de l’Automobile de Paris, le président Emmanuel Macron s’est voulu rassurant, indiquant que l’Etat disposait “des instruments pour garantir que la France soit protégée” contre une rupture d’approvisionnement.
Arrêter le transfert
Depuis le site de Lisieux, le ministre de l’Economie a évoqué “la possibilité d’un actionnariat public et d’une participation à la gouvernance” de l’entreprise dans le cadre d’un accord sur la préservation des emplois et de la maintenance des usines en France. Dans une tribune à l’initiative du député socialiste de l’Eure, Philippe Brun, 130 parlementaires PS appellent l’exécutif à aller plus loin et à reprendre le « décret de Montebourg » de 2014, qui étend les secteurs de santé publique à la santé publique. activité stratégique soumise à autorisation préalable du gouvernement avant toute cession partielle ou totale. En bref : ces élus demandent à l’État de bloquer la vente de la marque Doliprane aux Américains. Sur BFMTV, Antoine Armand a fait savoir qu’il ne s’empêcherait pas d’activer ce mécanisme, “sans garanties extrêmement fortes” de la part de l’investisseur.
“Le ministre nous parle de vigilance, ce que nous voulons, ce sont des actions”, tempête auprès de Public Sénat Patrick Kanner, le leader des socialistes au Sénat. “Je suis un homme du Nord, j’ai vu tellement d’engagements sur des enjeux industriels de ce genre qui n’ont pas été respectés… On ne peut pas avoir subi ce qu’on a subi pendant trois ans avec le covid-19 et accélérer la commercialisation des médicaments essentiels”, soupire le sénateur.
Interrogée sur ce dossier, la sénatrice de Charente-Maritime (apparentée LR) Corinne Imbert, rapporteure pour la branche santé du budget de la Sécurité sociale, s’est dite « scandalisée ». Pharmacien de profession, le sénateur de Vienne (lié LR) Bruno Belin évoque « une aberration » : « On nous dit que la fabrication restera en France, mais de toute façon, nous perdrons le contrôle de cet outil. Il est difficile d’imaginer qu’un fonds d’investissement américain soit attentif à la préservation du système de santé français », prévient-il. « S’il doit y avoir un contrat avec un engagement du fonds d’investissement, l’Etat doit impérativement entrer dans la structure. Cela peut changer la donne», insiste la sénatrice centriste du Calvados Sonia de la Provôté, qui a présidé une commission d’enquête lancée en 2023 par le Sénat sur les pénuries de médicaments.
Délocaliser les lignes de production
Le paracétamol est l’une des drogues les plus consommées en France. En 2022, Sanofi se vantait d’avoir sorti 424 millions de boîtes de Doliprane de ses usines, soit une augmentation de 19 % par rapport à sa production d’avant crise. Pour mémoire : en 2020, le gouvernement avait été contraint d’imposer des limitations sur le nombre de boîtes livrées aux pharmacies pour éviter les ruptures d’approvisionnement pendant l’épidémie de covid-19.
Il faut dire que depuis 2009, le principe actif du Doliprane n’est plus produit sur le sol européen. Aujourd’hui, les usines Sanofi situées en France conditionnent uniquement du paracétamol, ce qui nécessite également un savoir-faire spécifique. Toutefois, deux sites de production sont en construction en France : l’usine Ipsophène à Toulouse, qui devrait ouvrir ses portes au début de l’année prochaine, et l’usine Seqens à Roussillon, dans la Vienne, qui devrait commencer à produire en 2026.
Mais la délocalisation des chaînes de fabrication, malgré les discours volontaristes des gouvernements précédents, s’annonce plutôt laborieuse. Selon un rapport réalisé par la commission d’enquête du Sénat, seuls 18 projets financés par le plan de relance France 2030 concernent la relocalisation des médicaments, et seulement cinq concernent des molécules dites « stratégiques ».
« On remarque que les grands laboratoires recentrent leur stratégie vers l’innovation, c’est-à-dire sur ce qui a la plus grande valeur ajoutée, et donc ce qui est susceptible de leur apporter le plus », explique Sonia de la Provôté. « Ce sont souvent des niches thérapeutiques, mais ce sont aussi les médicaments de demain. Le risque est de prendre du retard dans la reconstruction des chaînes de valeur des médicaments du quotidien, au détriment des outils industriels que nous devons construire pour les traitements du futur.
Intérêts commerciaux
Pour trouver un juste équilibre, le rapport de la commission d’enquête sénatoriale proposait de conditionner les aides publiques et les incitations fiscales à des engagements sur la production de médicaments. « Sanofi, c’est 1,5 milliard d’aides publiques en dix ans. Pourtant, au pays de Pasteur, ils n’ont pas pu sortir de vaccin contre le covid-19 ! », tacle l’ancienne sénatrice communiste du Val-de-Marne Laurence Cohen, rapporteur de la commission d’enquête. « Quand on dépense autant d’argent public, on est en droit d’attendre un retour sur investissement minimum. »
« La vente du Doliprane aux Américains illustre le problème du médicament français. Les dirigeants de Sanofi expliquent qu’ils vont rapporter de l’argent pour financer leurs recherches, car aujourd’hui, en faisant baisser le prix du médicament, non seulement les laboratoires s’intéressent de moins en moins au marché français, mais ils le trouvent aussi de plus en plus difficile de financer leurs activités de développement. Résultat : nous vendons les bijoux de famille ! », développe Bruno Belin.
Lors des auditions de la commission d’enquête, des représentants de laboratoires pharmaceutiques et de grands groupes ont tiré la sonnette d’alarme à plusieurs reprises sur des prix jugés trop bas en France, risquant d’entraîner l’arrêt de la commercialisation de certains médicaments dits « matures », ceux dont les brevets ont expiré, et dont le niveau de rentabilité n’est plus suffisant aux yeux des constructeurs. “Ils ne perdent pas d’argent, ils considèrent seulement qu’ils ne gagnent plus assez, mais la médecine n’est pas une marchandise comme les autres”, s’agace Laurence Cohen. La filiale Opella de Sanofi, avec un taux de croissance de 6,3%, a également réalisé 5,2 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2023.
“Les leviers de contrainte existent, l’Etat a le pouvoir d’éviter certains excès, mais on voit bien qu’ils ne dépassent jamais les menaces pour ne pas déplaire aux industriels”, poursuit Laurence Cohen. Favorisé par la création d’un “centre public de médecine”, cet ancien sénateur évoque l’une des propositions de la commission d’enquête pour éviter les situations de crise : la création d’un “secrétariat de médecine générale”, directement placé sous l’autorité du Premier ministre. Ministre, et capable de gérer « la production d’une liste restreinte de médicaments critiques ».