Voici une histoire alsacienne. Vrai. Avec ma famille, nous vivions à Strasbourg. — Je sais, c’est très loin de Seppois-le-Bas, mais tu comprendras. Nous avons donc vécu à Strasbourg. Et nous étions très heureux dans ce pays des merveilles qu’est l’Alsace. Pourtant… Mon père était parisien et ma mère avignonnaise. Il y a eu, disons, un petit choc culturel. Ce qui a commencé le jour même de notre arrivée, lorsque le propriétaire de notre appartement, à la fin de la visite, a dit à ma mère : « Et là, il y a le placard à drapeaux. — Le quoi ? — Le placard à drapeaux. » Une armoire, en fait, pleine de drapeaux. Pour décorer nos balcons, comme tous nos voisins, les 11 novembre, 8 mai, 14 juillet. Parce qu’en Alsace, on ne plaisante pas avec ces choses-là.
Et c’est ainsi que j’ai découvert un souvenir concret, vif, charnel de trois guerres et de deux libérations. Un par génération. Comme si, en Alsace, on se rappelait à la fois que le pire peut arriver dans chaque vie, et que dans chaque vie, le salut vient après le drame.
C’est ce que nous célébrons ici avec vous. Le 19 novembre 1944, il y a quatre-vingts ans en deux jours, les soldats du régiment d’infanterie coloniale marocaine étaient les premiers soldats français à entrer, par Seppois-le-Bas, dans l’Alsace occupée. Après cinq années de souffrance, cinq années sombres où le monde semblait, littéralement, s’effondrer dans les flammes, les marsouins du RICM sont apparus ici même, dans ce village et les drapeaux ont pu sortir du placard.
Cependant, les lectures d’aujourd’hui sont aussi des leçons d’effondrement et de renaissance. Ils peuvent paraître menaçants : ils ne font que raconter, à leur manière, la vérité de l’histoire et de la vie des hommes.
La vérité est que chaque homme, chaque femme est confronté une ou plusieurs fois dans sa vie, de manière petite ou grande, au drame, au deuil, à l’effondrement. Il n’est même pas nécessaire de remonter à 1944. Il suffit de regarder autour de nous, aujourd’hui, maintenant. Drones et explosions, raz-de-marée et épidémies… Mais nous croyons que du drame qui marque chaque vie, nous sortons vivants. Blessé peut-être, mais vivant. Comme le Christ lui-même, tout homme est appelé à traverser l’épreuve du feu et à en sortir. Comme le dit la devise de votre régiment, Recedit immortalis certamine magno, « Il est sorti immortel de la grande bataille ».
Je ne dis pas cela à la légère. Si ma génération n’a pas connu la guerre, chaque homme et chaque femme peut connaître, a déjà vécu, l’adversité, la perte de repères, la maladie, la tentation du désespoir, quand toutes les étoiles du ciel s’éteignent. Moi aussi. C’est ainsi que notre vie est faite.
Mais nous pensons, si j’ose dire, que des marsouins fatigués du long chemin de Rabat à l’Alsace surgiront au-delà de la haie. Nous croyons que l’aube se lèvera à la fin de la nuit la plus sombre. Nous croyons que nous sortirons vivants de nos épreuves et nous le croyons parce que le Christ, notre frère aîné, le premier d’entre nous, est sorti immortel de la grande bataille.
Pour le garçon de sept ans que j’étais, la leçon du placard aux drapeaux était dure et, en réalité, incompréhensible. Pour notre propriétaire, c’était très concret. Il a connu la guerre et la Libération. Pour le quinquagénaire que je suis, ce n’est plus une énigme, c’est une expérience. Comme nous tous, j’ai été touché dans ma chair et dans mon cœur. Et comme nous tous, j’espère, j’espère de toutes mes forces, que le jour viendra où je hisserai le drapeau du Salut ; que les cloches sonneront comme celles de l’Alsace sonnent aux anniversaires de la libération ; alors qu’ils sonnent tous les dimanches pour nous rappeler que, le premier d’entre nous, le Christ a triomphé de la grande épreuve et qu’il est vivant.
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