Loin du bruit médiatique, Louis Chedid continue de sortir des albums enchanteurs dans « artisan » et « amateurs » – il se soucie – de la chanson. « Dreamer, dreamer » ne déroge pas à la règle et annonce la couleur : un exutoire à la morosité, presque une provocation, un défi lancé aux détracteurs du « de bons sentiments ». Un album qui non seulement fait du bien, mais qui recharge les batteries, plus aérien que les précédents, entouré d’accents bucoliques. A 76 ans, le chanteur humaniste se permet encore de rêver tout en sachant garder les yeux ouverts sur le monde.
Avec cet album, vous célébrez le bonheur et la joie, autant de choses dont on se moque plutôt aujourd’hui. Pensez-vous avoir fait un album à contre-courant ?
Disons que je ne veux pas contribuer à la morosité générale, mais plutôt remonter le moral. Certains diront peut-être que ce sont de bons sentiments. Mais c’est quand même mieux que la haine. Je sais ce que je veux transmettre, des choses plutôt positives sans pour autant ignorer la réalité.
Pourtant, vous écrivez « en réalité je me sens en exil »…
Absolument. La réalité telle que nous l’imaginons ou plutôt telle qu’elle nous est livrée. J’ai peut-être de la chance, mais la majorité des gens que je rencontre sont attentionnés et veulent être heureux. Je pense que la norme s’adresse davantage à ceux qui recherchent des choses positives.
Vous dites avoir laissé 70% des chansons que vous aviez écrites lors de la préparation de cet album. Qu’est-ce qui nous pousse finalement à garder une chanson ?
L’impression que cela peut représenter les deux années que nous avons vécues avant la sortie de l’album. Et quand je me dis : hé, c’est quelque chose qui peut survivre en dix ans. C’est très subjectif, mais je pense à la durabilité des choses. Ce n’est pas une question de postérité, je m’en fiche. Mais un bon objet artistique doit pouvoir être écouté ou vu aujourd’hui comme dans des décennies.
J’ai eu la chance d’avoir écrit des chansons qui ont marqué leur époque, dont certaines datent de 40 ans, comme « So Be It ». Je n’ai jamais essayé d’être à la mode, mais de faire des chansons qui durent. Bien sûr, sur le total, il n’y a même pas 10 %, mais ce n’est pas mal !
Les chansons qui durent ne doivent certes pas trop coller à la mode, mais cela ne les empêche pas de faire l’actualité. « Anne ma sœur Anne », par exemple, où vous fustigeiez la résurgence des idées d’extrême droite en 1985… Et sur cet album il y a « Comme vous », une chanson où vous critiquez la haine des migrants. Qu’est-ce qui vous a poussé à l’écrire ?
Quand j’entends certains dire que les migrants ne sont que des voleurs ou des criminels venus voler l’argent des Français… Un de mes ancêtres a dû quitter le Liban pour l’Egypte à 17 ans, forcé et forcé, car toute sa famille a été massacrée. En général, nous ne quittons pas notre pays par plaisir ou pour embêter le pays d’accueil, mais parce que nous recevons des bombes en plein visage ou parce que nos enfants risquent de mourir, ou tout simplement parce que nous ne le faisons pas. Je n’ai pas le choix.
Je peux comprendre que cela crée des problèmes de flux migratoires, mais on combine tout ça pour alimenter une sorte de discours politique qui consiste à dire que ce sont tous des bandits, il faut vraiment avoir un pois chiche dans la tête. Ou soyez absolument cynique. Et cela peut arriver à n’importe qui. Nous vivons dans un pays en paix depuis longtemps, mais nous ne savons jamais ce qui pourrait arriver.
Une chanson, si elle ne change pas le monde, peut-elle le faire bouger ?
Une chanson dit à haute voix ce que beaucoup de gens pensent à voix basse. C’est déjà pas mal. C’est la même chose quand tu lis un livre et que tu te dis que c’est exactement ce que tu penses.
N’est-il pas plus rare aujourd’hui d’entendre ce genre de chansons ?
Il est rare de les entendre, mais il y en a certainement beaucoup qui sont écrits. Peut-être parce qu’il y a une sorte de censure. Mais ce sont des chansons difficiles à réaliser. Dans « Anne ma sœur Anne », la musique n’est pas dans l’ambiance du texte. Et s’il n’y avait pas eu ce paradoxe entre la musique et le texte, cela n’aurait peut-être pas aussi bien fonctionné.
Vous êtes l’enfant d’une vieille famille libanaise. Comment vivez-vous ce qui se passe là-bas actuellement ?
C’est difficile d’en parler quand on vit en France. Mais évidemment, pour nous, c’est dramatique. C’est un pays et surtout un peuple que nous aimons profondément. Le peuple libanais est plutôt paisible et très cosmopolite. Une fois de plus, il se retrouve pris au piège, et cela dure depuis au moins cinquante ans. C’est terrible et il faut le dire. Mais est-ce que ça sert à quelque chose ? Nos métiers contribuent à éclairer les ombres et la tristesse. Mais évidemment, cela ne résout aucun des problèmes fondamentaux…
Alors que vous avez récemment franchi le cap des cinquante ans de carrière, de quoi êtes-vous le plus fier ?
Longévité. Le plus difficile dans ces métiers-là, c’est de durer. Quand notre génération a commencé avec Jonasz, Souchon, Sheller, il y avait beaucoup, beaucoup de monde sur la ligne de départ. Si nous sommes encore là aujourd’hui, c’est parce que nous avons fait de bonnes chansons et que les gens ont continué à s’intéresser à nous.
Aussi pour avoir mené ma barque à ma manière, en suivant une ligne sans rien faire, en n’écoutant pas certains gens du métier qui m’ont poussé à aller dans des émissions télé où ils obligent à rire ou à dire des choses impudiques.
Et il y a cette famille dont vous êtes en quelque sorte devenu le patriarche depuis la mort de vos parents, vos enfants musiciens Matthieu et Nach et votre compagne, Emma, que vous avez invitée sur cet album. Est-ce aussi une fierté ?
Ils ont tous leur originalité et font tous quelque chose de merveilleux. Ce n’est pas du tout moi qui les ai poussés à faire ça, je n’aurais jamais fait une chose pareille. Cela est sûrement venu de nous voir, comme j’ai moi-même vu ma mère écrire en me disant que ça devait être incroyable de vivre ainsi. Il y a quelque chose de très beau dans leur succès à tous. Et ça nous rassemble beaucoup d’avoir les mêmes intérêts.
Votre mère, la poète Andrée Chedid, est toujours au courant. On la voit sur des affiches de théâtre et de nombreux établissements publics portent désormais son nom. Qu’est-ce qu’elle t’a laissé ?
Beaucoup de choses et certainement une forme d’écriture humaniste. Elle a beaucoup écrit sur la vie, la mort et les sentiments. Elle avait une façon d’aborder la vie en toute liberté. Et ne pas vouloir tout à tout prix, avoir une ambition mesurée.
Vous terminez l’album avec « The Cloud Train », une chanson qui évoque la mort et la réincarnation. Est-ce une question qui vous dérange ?
C’est essentiel depuis le début. Quand j’étais plus jeune, cela m’inquiétait beaucoup. J’ai fait des chansons sombres. Puis j’ai fini par penser que quelque chose se passait réellement après et que tout ne s’arrêtait pas. Donc je suis plus calme à ce niveau-là. Mais j’aime cette chose qu’on appelle la vie, parce que j’ai eu la chance de ne pas trop m’en plaindre.
Contrairement aux adolescents du Liban, de Gaza ou d’Ukraine qui se font bombarder la tête. Il se passe tellement de choses terribles chaque jour que nous devrions bénir le ciel pour vivre dans un pays comme le nôtre.
Rêveur, rêveurpar Louis Chedid, Pias.
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