Fondateur du journal « Marianne » en 1997, Jean-François Kahn est décédé ce mercredi 22 janvier. Avec des souvenirs de fêtes endiablées, de conférences animées et d’une franchise sans faille, les journalistes de la rédaction lui rendent un hommage ému.
Certains se souviennent de son franc-parler, de ses beuglements et de son aplomb. D’autres le retrouvent, un micro dans une main, une coupe de champagne dans l’autre, fredonnant les airs populaires qu’il aimait tant, entouré de ses ” famille “ de journalistes. À l’âge de 86 ans, Jean-François Kahn est décédé ce mercredi 22 janvier, mais Marianne – journal qu’il a cofondé en 1997 – sa mémoire reste vivante. A la première personne, les journalistes de la rédaction racontent leurs anecdotes.
Myriam Perfetti, rédactrice en chef : “C’était un mangeur de vie”
Je travaillais déjà chezÉvénement du jeudi avant l’arrivée de Jean-François. Lorsqu’il a acheté le journal, il a demandé à dix personnes de le rejoindre, et j’étais l’une d’entre elles. J’ai des souvenirs de cette époque qui dureront toute une vie : on pouvait passer des après-midi à imprimer les paroles de vieilles chansons, puis on buvait, on chantait et on riait. Jean-François était capable de recevoir et de cuisiner pour une vingtaine de personnes qu’il souhaitait voir à ses côtés. C’était un mangeur de vie.
Mais surtout, il était prêt à écouter et entendre des discours contraires à ce qu’il pensait. A la rédaction, nous étions tous d’origines différentes : il ne voulait pas que l’équipe soit composée uniquement de personnes issues des écoles de journalisme. Pour ma part, j’ai une formation de psychologue, mais il y avait aussi des philosophes par exemple.
LIRE AUSSI : Natacha Polony : « Le projet ‘Marianne’ raconte à lui seul l’amour de Jean-François Kahn pour son pays »
Lors des conférences de rédaction, il pouvait y avoir des moments très difficiles, où les journalistes se disputaient. Jean-François, lui, était aussi capable de crier que de réunir tout le monde autour d’un apéritif coquin. Souvent, il ne le prenait pas à la légère mais il restait très ouvert aux polémiques. Ni dogmatique, ni bien-pensant, il avait le génie d’être offensant pour de bonnes raisons. Aujourd’hui, nous pleurons quelqu’un qui était séparé.
Isabelle Michaux, rédactrice en chef technique : « C’était un dictateur soft »
J’ai rencontré Jean-François en 1987, à l’époque où Événement du jeudi était encore son journal et où se déroulait le plein développement de la presse hebdomadaire. Après s’être débarrassé de toute l’équipe de production en 1991, il m’a rappelé en 1996 et m’a expliqué qu’il allait créer un nouveau journal et qu’il me voulait dans son équipe. J’ai donc quitté mon ancien travail pour Marianne.
Ce sont les plus beaux souvenirs de ma vie professionnelle. Nous travaillions 60 heures par semaine pour faire vivre le journal et il régnait une sorte d’euphorie contagieuse au sein de la rédaction. Je regrette aujourd’hui cet enthousiasme. En 2007, je savais qu’il allait partir. À l’époque, il écrivait seul la moitié du journal. Je le voyais de moins en moins gai et de plus en plus fatigué, donc je trouvais normal qu’il veuille prendre du recul, même s’il continuait quand même à rester près de lui. Marianne. Pour embêter le monde, il écrivait parfois pour Le point.
Quand Jean-François engageait quelqu’un, il lui faisait confiance. Il voulait exploiter toutes les capacités de chaque journaliste. Il y avait un côté pragmatique, dans le sens où cela l’aidait à remplir son journal. Par exemple, il savait que je m’y connaissais en chant – une passion qu’il partageait – et il m’a dit : « Allez-y et écrivez sur ce que vous aimez. » Alors, j’ai écrit.
LIRE AUSSI : Anticonformiste et inclassable, Jean-François Kahn, fondateur de « Marianne », est mort
Mais c’était aussi quelqu’un avec qui on pouvait discuter. Quand il voulait faire la une de Marianne en titrant « N’ayez pas peur » en parlant de Nicolas Sarkozy, je me suis mis à lui en disant qu’il ne pouvait pas faire ça. Il m’a ensuite demandé de discuter. On s’est un peu énervé devant tout le monde, mais ça n’a pas d’importance. C’était une époque où l’on pouvait échanger.
Jean-François était un dictateur faible, mais un petit dictateur quand même (rires). Il pourrait être de très mauvaise foi ! Lorsqu’il a vendu ses articles et que les autres journalistes lui ont dit qu’ils n’allaient pas travailler, il s’est adressé au service promotionnel du magazine pour augmenter le nombre de publicités. Visiblement, la publicité a fonctionné ! Et cela lui a permis de se vanter : « Vous voyez, j’avais raison. »
Frédérique Briard, photo editor: “He was my mentor”
J’ai commencé avec Jean-François en 1990, c’est lui qui m’a embauché. Quand il est parti MarianneJe ne l’ai pas quitté puisque j’ai continué à participer aux soirées et événements qu’il organisait. Il avait un incroyable sens de la fête qu’il a gardé jusqu’au bout. A la rédaction, nous avions un piano. Sauf qu’il ne servait pas qu’à la décoration ! A la fin des fermetures, une à deux fois par mois, quelqu’un s’asseyait au piano et on chantait des chansons populaires, Dalida… C’est un rituel qu’on a perdu quand il est parti.
C’était mon mentor, j’ai tout appris avec lui et il m’a tout donné. C’était le père que je n’avais pas en termes d’éducation culturelle. Son mantra était : « Un bon journaliste est celui qui peut résumer la Bible en 1 500 caractères. » J’ai toujours gardé cette citation dans un coin de ma tête lorsque j’écrivais. Jean-François avait une grande passion pour l’écriture : il devait offrir aux lecteurs quelque chose de bon et de savoureux. Il réussit souvent à réécrire certains articles dans son propre style.
En plus, il avait le caractère d’un cochon. Outre le fait qu’il connaissait ses sujets comme sa poche, il avait une intuition phénoménale et il sentait quand le paysage politique allait basculer d’un côté ou de l’autre. En fait, il était extrêmement têtu et accroché à ses convictions ! Jean-François croyait beaucoup en lui. Mais cela ne l’a pas empêché d’ouvrir Marianne à toutes les idées. N’oubliez pas que le journal a été conçu contre une pensée bornée.
-Isabelle Chazot, journaliste : “A la fin, c’est toujours Kahn qui gagne”
J’ai rencontré « JFK » au tout début des années 2000, alors qu’il fêtait à l’époque une clôture avec son groupe, dans un bar d’hôtel à République – les mœurs du moment. Je lui avais apporté, à sa demande, le magazine féminin très politiquement incorrect que j’éditais à l’époque. Entre nous, ça a tout de suite collé, chaque page le faisait rire. Ensuite, nous avons discuté de théologie jusqu’à 3 heures du matin !
Il avait l’allure et la fraîcheur d’un étudiant, capable de démarrer rapidement avec un inconnu sur n’importe quel sujet intellectuellement stimulant. Plus tard, dans les années 2010, j’ai travaillé directement avec Jean-François, surnommé « Papychou », et j’ai pu mesurer ce qu’est un véritable patron de rédaction. Bouillant, facétieux, provocateur, il avait un excellent sentiment populaire et un sens de l’hameçon tueur.
À LIRE AUSSI : Laurent Joffrin : « Adieu, Jean-François Kahn ! Nous n’entendrons plus votre rire éclatant, mais nous en entendrons toujours l’écho. »
Chaque sujet a immédiatement son titre et son angle – si possible clivant, sinon il sentait que personne ne le lirait. Les conférences de rédaction sont de véritables “happenings”, avec des bagarres, des cris… On se croyait dans une salle d’audience ou à l’Assemblée. Mais au final, c’est toujours Kahn qui gagne et impose son sujet.
Laurence Dequay, grande reporter sociale : “Il avait une conception familiale de l’éditorial”
J’ai travaillé avec Jean-François Kahn de 1997 jusqu’à son départ en 2007. C’était amusant de travailler avec lui. Il venait nous voir au moins deux fois par jour, il avait toujours quelque chose à dire. Il nous découpait des notes sur des petits bouts de papier qu’il nous apportait et qu’il fallait regarder tout de suite !
Jean-François Kahn a tellement travaillé à l’étranger et vécu tant de conflits qu’il est devenu une véritable source de savoir toujours mobilisable. Il n’était jamais à court d’anecdotes et les racontait avec truculence. Ensemble, nous avons donné des conférences d’actualité dans les prisons françaises. Il aimait cette liberté de débat. J’avoue qu’il avait aussi une certaine fascination pour les femmes meurtrières, celles qui découpent leurs proies en morceaux… (rires).
Ce que j’ai apprécié chez lui, c’est sa générosité. Il avait une conception éditoriale familiale : Jean-François Kahn invitait toute l’équipe chez lui, aux soirées au Moulin (chez lui), au réveillon… Nous avons vraiment vécu ensemble toutes ces années.
Jack Dion, directeur adjoint de la rédaction : « Il était capable de pisser des copies à un rythme effréné »
C’est Jean-François qui m’a embauché en 2000, après mon départ Humanité. Outre son intelligence, sa finesse et sa culture, c’est son côté « bourreau de travail » que je retiens. Il était capable de pisser des copies à un rythme effréné. Le genre de journaliste qui, avant même de parler d’un article, avait déjà fini de l’écrire !
C’est lui qui est à l’origine de la rubrique qui s’appelle désormais « Meilleurs c’est mieux » – qui s’intitulait à l’époque « Tu l’as dit, bouffi » – et que nous gérions tous les trois avec Jean-François et Guy Konopnicki. Chaque lundi matin, il arrivait avec sa copie rédigée pendant le week-end avec des petits points illisibles pour quiconque n’avait pas l’habitude de le lire. Il le déposa sur le bureau de sa secrétaire qui se chargeait de le retaper. C’était phénoménal. Tout l’intéressait, du philosophe Hegel au Tour de France !
Ce que je retiens aussi, c’est son intelligence politique et journalistique. Cela s’est reflété en 2005, lors du débat sur la Constitution européenne et du référendum. Jean-François, Européen convaincu, était pour le « oui ». Mais il a fait Marianne le journal du « non », arguant que tous les médias plaidaient pour le « oui » et qu’il fallait, au nom du pluralisme, donner la parole à ceux qui ne l’avaient pas.
LIRE AUSSI : Guy Konopnicki : « Jean-François Kahn, Cassandra sur les remparts »
De son côté, il a écrit son éditorial pour donner ses arguments en faveur du traité établissant une Constitution pour l’Europe, et il m’a demandé en même temps d’en écrire un pour expliquer le contraire. Ainsi, il a donné la parole, à la fois en interne mais aussi à des personnes extérieures à la rédaction, afin de montrer pourquoi il ne faut pas diaboliser ceux qui étaient pour le « non » et écouter leurs propos. Ce fut un grand succès.
Gaëlle Gauducheau, rédactrice photo : « Un homme curieux et plein d’idées »
Je suis arrivé à Marianne peu après le départ de Jean-François Kahn, en 2008. J’ai eu l’occasion de travailler avec lui une fois, lorsque nous avons monté un journal de huit pages vendu un euro. L’objectif était d’augmenter le nombre de nos lecteurs. Jean-François Kahn était un homme curieux et plein d’idées. Et comme il m’aimait bien, il m’invitait toujours à ses soirées, à son anniversaire et m’offrait tous ses livres. Il a créé cette ambiance très familiale, dans laquelle je me sentais vraiment bien.