la double vie d’un collectionneur

la double vie d’un collectionneur
la double vie d’un collectionneur

DANS LES ARCHIVES DE TELERAMA – Il y a soixante ans, les cendres de Jean Moulin étaient transférées au Panthéon. Préfet démis de ses fonctions par Vichy, il devient galeriste à Nice en 1943. Une excellente couverture pour le résistant, lui-même artiste.

Autoportrait de Jean Moulin avec sa signature d’artiste Romanin. Collection familiale/Droits réservés

Par Yasmine Youssi

Publié le 19 décembre 2024 à 9h28

Mis à jour le 19 décembre 2024 à 10h35

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Un Utrillo et un Dufy dans la vitrine. Soutine, Kisling, Chirico et Bonnard aux murs. Le 9 février 1943, alors que l’hiver s’étend sur la Côte d’Azur, le Tout-Nice des et de la société se rassemble au 22 ter, rue de , juste derrière l’hôtel Negresco. Là fut inaugurée la galerie Romanin, qui venait d’être inaugurée par un jeune préfet démis par le gouvernement de Vichy : Jean Moulin (1899-1943). Dans moins d’une semaine, il s’envolera pour Londres où le général de Gaulle s’apprête à en faire son unique représentant permanent pour l’ensemble du territoire métropolitain, délégué général du Comité national français (avec rang de ministre), chargé de mettre en place le Conseil National de la Résistance (CNR). Mais pour l’heure, Moulin doit accueillir artistes, collectionneurs et amateurs. Et puis… patatras !

Le portrait officiel du maréchal Pétain, accroché comme il se doit, s’effondre au sol dans un fracas retentissant. Un heureux présage pour le propriétaire des lieux qui ne laisse rien paraître. D’ailleurs, le galeriste va même jusqu’à faire froid dans le dos du secrétaire général de la préfecture des Alpes-Maritimes, Clément Vasserot, futur résistant creusois, autrefois rencontré dans les cabinets ministériels du Front populaire. Car il s’agit ici de ne pas gâcher cette couverture extraordinaire. Mais à y regarder de plus près, la galerie Romanin est bien plus qu’un simple paravent. C’est peut-être la première fois que Moulin est en plein accord avec lui-même.

“L’art était aussi sa vie” confie Christine Levisse-Touzé, directrice du musée du Général Leclerc de Hauteclocque et de la Libération de Paris, musée Jean-Moulin. Dès son plus jeune âge, il montre une réelle aptitude pour le dessin. « Moulin a été construit de manière très dichotomiqueexplique Pierre Péan, qui lui a consacré une biographie captivante. D’un côté il veut faire plaisir à son père, un notable républicain sévère, conseiller général de l’Hérault, animé par la volonté farouche de faire de son fils un citoyen responsable. En revanche, il a besoin de rêver et s’évade par le dessin. L’art sert de valve. Si nous ne comprenons pas cela, nous passons à côté de l’essentiel. »

Initiation à l’art moderne par Max Jacob

Parallèlement aux fonctions qu’il occupe dans la haute administration, qu’il rejoint en 1917 lors de ses études de droit, Jean Moulin expose ses premiers ouvrages, très académiques, en 1922. Il publie également des caricatures de Romanin, dans des revues satiriques, du nom d’un château médiéval situé non loin du village provençal de Saint-Andiol, berceau familial. S’il côtoie la bohème de Montparnasse dès les années 1920, c’est à Châteaulin, dans le Finistère, où il est nommé sous-préfet en 1930, qu’il s’initie à l’art moderne auprès du poète artiste d’avant-garde Max Jacob, l’un des artistes de Picasso. premiers compagnons de voyage.

Jacob lui explique le fauvisme, le surréalisme et le cubisme. Et c’est sans doute sur ses conseils qu’il commença à collectionner Soutine, Valadon et Rouault. En 1933, après avoir transformé sa salle à manger en atelier, il se met également à illustrerArmureLe recueil de poèmes de Tristan Corbière, dont il tire ses dessins les plus forts, une série de gravures hantées par la mort. Comme s’ils annonçaient l’horreur prochaine des camps de concentration.

Nommé préfet d’Eure-et-Loir en 1939, Jean Moulin ne tarde pas à poser ses crayons. En juin 1940, à peine l’armistice signé, les Allemands lui demandent de dissimuler leurs abus en les faisant passer pour des actes commis par des tirailleurs sénégalais. Il refuse et est arrêté. Craignant de s’effondrer sous les coups, il tente de se suicider. Le 2 novembre 1940, Vichy le relève de ses fonctions. Le haut responsable se retire alors à Saint-Andiol, entre en contact avec les chefs de la résistance locale, et comprend très vite que, pour être efficaces, les mouvements métropolitains doivent s’unir sous l’autorité du général de Gaulle. A lui de faire le lien entre ceux de l’intérieur et Londres.

Mais Jean Moulin sent qu’il a besoin d’une couverture. Il s’est établi comme agriculteur. Sauf que ses absences sont trop fréquentes pour que cela paraisse crédible. En revanche, s’il était marchand d’art, il lui faudrait rencontrer des peintres et des collectionneurs partout en France… Il ne lui reste plus qu’à trouver un local. Et surtout une personne de confiance pour gérer le dossier. Elle se présente à lui à Megève où il avait pris dix jours de vacances après son retour de Londres le 1er janvier 1942. “C’était très habitueljustifies Christine Levisse-Touzé. Pour avoir une couverture parfaite, les résistants devaient vivre normalement. » D’autant que Jean Moulin y rencontre la belle Colette Pons, qu’il tente en vain de séduire, avant de lui proposer la direction d’une galerie à Nice.

Il profite de ses déplacements dans les galeries pour localiser les sites d’atterrissage, les caches d’armes et nouer de nouveaux contacts.

Christine Levisse-Touzé, directrice du Musée de la Libération Leclerc Moulin

Pourquoi Nice ? La ville est alors sous occupation italienne, moins dure que l’occupation allemande. Et puis, « Il n’y est pas connu et n’a aucun lien. Le cœur de ses activités de résistance est à Lyon, puis à Paris »souligne le directeur du musée Jean-Moulin. « Nice, c’est aussi un lieu où circule beaucoup d’argentprécise l’historienne de l’art Laurence Bertrand Dorléac, auteur d’une excellente étude sur la vie artistique de 1940 à 1944. Le marché de l’art prospère toujours lorsque l’économie est en plein désarroi. Avec la guerre, un grand nombre de réfugiés affluèrent vers la Côte d’Azur. Ceux qui se sont appauvris vendent leurs tableaux de maître. Et ceux qui font fortune au marché noir les achètent. » Les affaires s’annoncent donc bonnes.

D’autant qu’il n’existe pas de galerie d’art moderne à Nice. Pas étonnant ! Vichy et ses acolytes « tenir les modernes pour responsables du déclin artistique de la France et la presse ultracisiste se déchaîne contre eux en colonnes », se souvient l’historien de l’art. Ils sont néanmoins tolérés dans les galeries ou lors des ventes aux enchères, à l’exception des artistes juifs contre lesquels une répression féroce est menée. Ce qui n’empêche pas Jean Moulin d’exposer Chaïm Soutine ou Moïse Kisling mais aussi Picasso considéré par les nazis comme le plus “dégénérer” de tous.

La galerie Romanin connaît rapidement un succès retentissant. Les frères Prévert s’y rendent régulièrement, tout comme Django Reinhardt et Lydia Delectorskaïa. A la fois assistante et modèle de Matisse, elle venait souvent veiller à ce que le maître y soit exposé en bonne compagnie, comme le rapporte Pierre Péan dans son livre.

Visitez une galerie parisienne

Difficile d’y voir une simple couverture pour la résistance ! Jean Moulin continue de fréquenter les galeries, emmenant Colette Pons avec lui, achetant des aquarelles de Marie Laurencin, des dessins de Renoir, faute de pouvoir acquérir ses tableaux. Il démarche les collectionneurs pour qu’ils déposent chez lui leurs trésors et acceptent d’être payés après la vente, faisant part à sa mère et à sa sœur de sa fierté d’avoir offert un Jongkind au conservateur du musée de Grenoble. Il se rend chez le peintre Tal Coat à Aix-en-Provence, ou chez Pierre Bonnard avec qui il évoque l’idée d’une biographie. « Et profite de ses déplacements pour repérer les terrains d’atterrissage, les caches d’armes et établir de nouveaux contacts », précise Christine Levisse-Touzé.

Le soir du 27 mai 1943, date de la séance inaugurale de la création du Conseil national de la Résistance à Paris, c’est dans une galerie parisienne qu’il rencontre, à 19 heures, Daniel Cordier, son secrétaire général. . Parce qu’il y a là des gouaches de Kandinsky – auxquelles Cordier avoue ne rien comprendre dans ses Mémoires – mais que Jean Moulin espère présenter dans sa galerie de Nice, à laquelle il pense continuellement. Au dîner, comme Max Jacob l’avait fait avec lui, il prit soin de lui expliquer que Cézanne « l’art moderne fondateur », que les surréalistes ont « introduit l’inconscient et le rêve dans l’art » et ce cubisme est « la plus grande révolution picturale de l’histoire », avant d’offrir à ce futur galeriste Histoire de l’art contemporain de Christian Zervos. “Il était heureux” Cordier a écrit.

Trois semaines plus tard, le 21 juin, Jean Moulin est arrêté à Caluire. Interrogé et torturé, il meurt le 8 juillet dans le train qui l’emmenait en Allemagne. Lui qui voulait tant briller dans le monde des arts déclinera, jusqu’au bout, la même identité face à ses bourreaux : Jacques Martel, peintre-décorateur.

La collection de Jean Moulin, ses dessins et les peintures de sa galerie (fermée à la mi-juillet 1943, lorsque sa sœur Laure apprend son décès) sont léguées en 1975 au musée des Beaux-Arts de Béziers.

Article paru dans Télérama n°3258 du 23 juin 2012.

 
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